La Libération à Vienne : politique mais fantastique, corporelle et dramatique
La liberazione di Ruggiero dall'isola d'Alcina (La Libération de Roger, de l'île d'Alcina) fut créée en 1625 par Francesca Caccini (1587-1641), à l’époque compositrice de la cour des Médicis, sur ordre de l’archiduchesse Marie Magdalene d’Autriche pour accueillir son allié politique, le prince héritier Władysław Wasa de Pologne. Le livret, de Ferdinando Saracinelli, qui réunit les romans épiques Orlando furieux et Orlando amoureux, raconte la libération du guerrier Ruggiero de l’île enchantée de la magicienne Alcina par la fée Melissa qui se déguise en homme (épisode ayant inspiré nombre de livrets et compositeurs).
La metteuse en scène Ilaria Lanzino voit dans le titre de cette opéra l'occasion de le centrer sur la Melissa, libératrice et défenseure du bon ordre (un rôle dans lequel Marie Magdalene d’Autriche voulait sans doute se présenter pour fasciner son invité). Partant, la mise en scène aborde la dimension politique qui sous-tend l’opéra et refuse par conséquent la simple division du Bien contre le Mal. Melissa acquiert elle aussi une place privilégiée, scéniquement comme dramatiquement, qui lui permet de basculer entre l’observation et la participation au drame afin d’exposer ses manipulations.
Néanmoins, la représentation de la dimension politique du drame et de sa figure clé ne perd nullement le lien avec le fantastique et avec le corps, élément central de la mise en scène. Lanzino puise en effet dans le style et le modèle du physical theatre, travaillant le langage corporel et la place des corps sur scène pour exprimer la nature, le motif, les pensées et même l’inclination politique des personnages. Cet état de fait est particulièrement évident chez Melissa, dont les gestes violents et histrioniques traduisent la destruction des personnages et du monde associés à Alcina. Les décors de Martin Hickmann remplissent l’espace étroit de la scène avec des canons, des chaînes, un réservoir pour représenter le monde intérieur des personnages hantés par la guerre. Suivant l’éclairage (de Franz Tscheck), les décors basculent entre les deux valeurs qui déchirent Ruggiero : coloré dans les scènes d’Alcina pour représenter la Pulsion, stérile et blanc avec Melissa pour représenter l’Obligation. Le détour dans le domaine symbolique se conclut tout de même par une démythification : Alcina et Ruggiero sont finalement un couple comme les autres, dont la relation est ruinée par l’ambition de Melissa.
Luciana Mancini est une Melissa non seulement androgyne, mais dans un mélange entre déesse de guerre et gentleman américain des années 1950. Son timbre plein, intense et puissant convient bien à l’interprétation du rôle qui nécessite une richesse de nuances vocales pour exprimer la nature à la fois rigide et ambitieuse du personnage. La couleur naturellement sombre de la voix et sa texture veloutée attire facilement l’attention, en impose et même intimide dans les montées libres et éclatantes. Le registre médian, qui puise bien dans ces ténèbres du timbre, est d’une solidité marquante. L’énergie, le contrôle et la précision du chant restent inébranlables à travers les dynamiques corporelles les plus exigeantes, dans le cadre dramatique particulier de la mise en scène.
Sa rivale Alcina, incarnée par Sara Gouzy, fournit un fort contrepoint sur le plan vocal comme dramatique. Alors que les mouvements corporels de Melissa sont lourds et ralentis, ceux d’Alcina sont légers et dansants. Le timbre, brillant, pur et chaleureux, s'oppose diamétralement à celui de Melissa. Les montées imposantes de Melissa rencontrent une force d’opposition considérable dans les ondulations aisées et joviales d’Alcina. Le registre haut connaît des percées qui réunissent la maîtrise des nuances et de l’intensité : les élans et les plaidoyers lyriques qui en résultent sont à la fois honnêtes et déchirants (d'autant que le chant maintient son naturel de bout en bout, empêchant le personnage de glisser trop loin dans les clichés du mythe).
Krešimir Stražanac incarne Ruggiero avec humanité et un bon sens de l’humour, libérant ainsi son personnage des clichés du héros mythologique. Mais bien qu’il s’amuse avec l’interprétation du personnage, il ne s’amuse nullement avec l’exigence vocale, qu’il saisit à la plénitude. Son timbre vif, chaleureux et arrondi est idéal pour le rôle héroïque, et l’aisance générale du chant lui permet d’assurer des transitions naturelles, lyriquement convaincues entre les registres. La chaleur du timbre est autant plus soulignée au contact avec la pureté du timbre d’Alcina et face à la densité de Melissa, formant ainsi un puissant triangle lyrique et dramatique.
Trois étudiantes des Universités de Vienne et de Graz, Milana Prodanovic, Jerilyn Chou et Bernarda Klinar incarnent les sirènes et les dames d’honneur d’Alcina avec joie, vivacité et enthousiasme. Malgré quelques petits moments d’instabilités et quelques sons un peu criés dans l’unisson, chacune d’elles montre une volonté de raffinement technique. La soprano sino-américaine Jerilyn Chou, surtout, un grand potentiel : son timbre transparent et richement texturé est renforcé par une présence scénique charmante et dynamique. Les chanteurs donnent également une performance remarquée dans l’unité et dans les parties individuelles. Chacun d’entre eux dispose d’une technique qui continuera sans doute à se développer et contribue aux différentes phases du drame avec sensibilité et implication.
Clemens Flick qui dirige l’Orchestre baroque La Folia prend bien en compte l’évolution des phases dramatiques de l'opéra et soigne les transitions entre les ambiances contrastées. L’enthousiasme se manifeste notamment dans le soin et dans les élans de la masse sonore, très précieux pour nourrir les moments décisifs du drame. La précision n’omet nullement un côté "groovy" pour saisir la spontanéité et la gaieté typiques des caractères improvisés de l’époque.
En somme, de ce spectacle réfléchi et captivant naît d’une synergie entre la musique et la scène, qui mérite et reçoit l’accueil enthousiaste de la salle remplie.