Simon Boccanegra, syndicaliste portuaire au Festival Verdi de Parme
Depuis l'accession d'Anna Maria Meo à la tête du Teatro Regio en 2015, l'institution lyrique parmesane, très ancrée dans la tradition comme nombre d'autres opéras italiens, vit une transformation de son identité, avec une plus grande ouverture de son répertoire et de ses esthétiques (concernant les mises en scène), ainsi qu'en matière de public accueilli, afin de le rajeunir. La directrice du Regio œuvre à sensibiliser les jeunes par des prix attrayants (réductions à 50%), mais aussi via une démarche de vulgarisation de l'art lyrique (incluant sa fierté "A life in music" présenté comme le premier jeu vidéo pour mobile d'une maison d'opéra, au monde).
Anna Maria Meo opte aussi pour l'élargissement du répertoire en programmant des œuvres rarement jouées (sur les scènes de la péninsule), comme Grandeur (malgré Covid) et décadence de la ville de Mahagonny du duo Brecht/Weill entre autres. En tant qu'actuelle Présidente de l'association internationale des maisons lyriques, Opera Europa, elle essaye d'aligner l'esthétique de la maison avec les tendances du continent, tout en jonglant entre tradition et modernité. Ceci est le cas pour le Festival Verdi, appuyé financièrement par une association américaine des Amis internationaux du Festival, aide qui lui permet ces innovations, parfois audacieuses. Les exemples marquants en sont les productions du Trouvère en français par Bob Wilson en 2018 et d'un Verdi queer et gender fluid dans Un Bal masqué en 2021, et donc de ce Simon Boccanegra installé dans une lutte ouvrière au port de Gênes (pas vraiment du goût du public local). En outre, ses choix d'ouvrir le Festival aux autres phalanges se sont heurtés à des protestations, surtout en ouverture de cette édition 2022, conflit qui risque de se réitérer l'année prochaine avec l'annonce d'une nouvelle production réunissant Daniele Gatti et le Chœur de l'Opéra de Florence.
Cette nouvelle production de Simon Boccanegra est confiée à la metteuse en scène argentine Valentina Carrasco, qui mettra en scène Nixon in China à l’Opéra Bastille en mars/avril, après y avoir collaboré avec Alex Ollé pour la reprise du Trouvère. Elle transpose ici l'action de Simon Boccanegra dans une période post-Seconde Guerre Mondiale, parmi les ouvriers du port de Gênes. Dans ce système socialiste autogéré, les ouvriers (plébéiens) votent pour élire le nouveau président du syndicat, élections disputées entre les représentants du peuple et des patriciens, à l'allure de mafieux (Jacopo Fiesco en parrain). Sur le fond, cette transposition qui démasque les manigances politiques dans l'ascension vers le pouvoir, effrontées et sans scrupules, s'avère pertinente et intemporelle. D'autre part, les extraits vidéos projetés sur la toile d'avant-scène montrent une lutte pour l'émancipation des femmes et des prolétaires qui, certes, contextualisent la lecture de Carrasco, mais sans vraiment prendre une place cohérente dans l'ensemble. Les éléments vidéographiques et décoratifs modernes se superposent dans un hangar, Amelia Grimaldi cultive son jardin au sein d'un container, la célébration du Doge devient une guinguette, mais le choix qui fâche le public advient en ouverture de la deuxième partie de la soirée : une scène avec des carcasses de viandes pendues (rappelant les productions et polémiques entre la Lady Macbeth de Mzensk par Warlikowski à Bastille et celle du compatriote de Carrasco, Marcelo Lombardero). Le public siffle rudement le lever de rideau sur cette scène, et l'émoi de l'auditoire est tellement grand qu'une partie des mélomanes transgresse les us et coutumes lyriques les plus essentiels, en continuant de protester quelques minutes encore par-dessus la musique.
La soirée s'achève par une scène de mort cinématographique (mort et hallucinations de Boccanegra), avec des réflecteurs de lumières et acteurs en blanc, ainsi qu'un champ de blé artificiel que les détracteurs dans la salle comparent aux spaghettis Barilla (géant agro-alimentaire dont le siège est situé à Parme justement).
Le baryton bulgare Vladimir Stoyanov incarne le rôle-titre avec conviction et l’autorité vocale d'un Doge. La sonorité est étoffée, ronde et suave, ancrée dans les graves et teintée d'un phrasé italianisant. La projection est bien dégagée, l'expression nette, habilement articulée et richement nuancée.
Riccardo Zanellato incarne l'adversité de Jacopo Fiesco, en lui prêtant sa voix de basse claire-obscure, installée dans le diapason central de sa tessiture où il peut offrir le meilleur de sa musicalité. Son instrument manque toutefois d'épaisseur et de rondeur, mais aussi de stabilité dans l'émission qui s'appuie sur un vibrato hors de mesure. Les aigus sont poussifs, mais la voix est solidement projetée.
L’Amelia Grimaldi de Roberta Mantegna, seul personnage féminin substantiel, apporte contraste et douceur dans ce paysage sonore principalement masculin. Sa voix tendre et délicate est savamment maîtrisée, avec une émission proportionnée et agrémentée d'un vibrato justement dosé. Elle déploie son feu vocal dans les cimes grâce à la souplesse de sa ligne vocale juvénile, pointue et puissante même dans les suraigus, sans jamais dérailler dans la justesse.
Piero Pretti campe le jeune amoureux Gabriele Adorno en archétype du ténor verdien. Le timbre est solaire et l'appareil à la fois vigoureux et souple, ancré dans la tradition belcantiste. Son phrasé est lyrique tant en solos qu'en duos, la prononciation éloquente, tandis que la voix de poitrine plantureuse emporte le son jusque vers les coins les plus reculés de la salle du Regio.
Devid Cecconi, Paolo avide de pouvoir, est le cerveau et le bras de cette intrigue politique, d’autant qu’il présente un jeu investi et vif sur scène. D’une prononciation soignée, son baryton ténébreux, charnu et vibré se projette loin, notamment vers les graves plus épanouis, en contraste avec des cimes un peu serrées et glissantes.
Adriano Gramigni joue Pietro par une voix de basse moyennement sonore et de texture peu étoffée, malgré une solide présence scénique. La servante d'Amelia (Chiara Guerra) se présente brièvement par son soprano léger et aigu.
Riccardo Frizza impose une direction énergique et mordante, avec des cuivres poignants et des cordes bien cadencées. Les bois les contrebalancent par leur suavité et lyrisme mélodique. Le Chœur du Teatro Regio préparé par Martino Faggiani est généralement en bonne entente avec la fosse, sans décalages au niveau du rythme et du volume. Le chant en l'honneur de Boccanegra ("Viva Simone") est solennel et impressionnant, mais les fragments en parties divisées sont nettement moins convaincants.
Le public applaudit les chanteurs à l'issue du spectacle, mais lance de fortes huées à l’intention de la metteuse en scène qui, visiblement affectée par ces réactions, fait quelques échanges enflammés avec les spectateurs : répondant d'une manière inintelligible aux cris et huées, faisant un cœur ironique au public avec ses mains. Le tollé (presque général) précipite la fin des saluts et de cette soirée lyrique.