Butterfly à l'Opéra de Metz, mort et remords de Pinkerton
Si le public n'est pas en larmes à la fin de Madama Butterfly, c'est que rien (ou si peu) n'a fonctionné. Or, face à cette production qui fait revivre cette histoire en flash-back par Pinkerton (le principe qui ôtait tant d'émotion à La Bohème dans l'espace à Bastille, Mimi n'y étant plus qu'un fantôme et personne n'entendant les cris de douleurs dans le vide sidéral), le public en salle pleure presqu'autant qu'il pleut dehors en cette rentrée mosellane automnale. C'est que les cris déchirants sont ici poussés devant la mort traditionnelle d'une Butterfly des plus incarnées, et qu'ils sont poussés par un Pinkerton des plus lyriques, sur son lit d'hôpital.
Le public peut ainsi, en cette rentrée, enfin profiter de ce spectacle capté à huis clos l'année dernière et alors offert en captation (avec alors d'autres interprètes pour Dolore et Kate Pinkerton).
Cette mise en scène (qui conserve le contenu de cet opéra, texte et partition) est en effet située trois décennies après la mort de Butterfly mais comme pour mieux la revivre. Dans un hôpital de soin et vraisemblablement aussi psychiatrique, aux murs de suie (qui siéraient tout autant à La Bohème), Pinkerton mourant revit en délire son histoire avec Butterfly, hallucinant les différents personnages hormis deux, qu'il ne voit plus : bien présents à ses côtés, sa femme Kate Pinkerton et le fils Dolore (qui a bien grandi) prennent soin du lieutenant de marine alité, tentant de l'apaiser, de ramener à la réalité ce regard qui ne voit que des fantômes (mais ici très incarnés par les solistes lyriques et le chœur), soutenant ses pas chancelant lorsqu'il veut aller vers des personnages que seul lui (et le public) voit et entend. Ces deux nouveaux protagonistes que sont Kate et Dolore ont même ici le droit à des doubles : la chambre d'hôpital a pour mur du fond un rideau d'où surgissent les personnages japonais, mais quand Pinkerton a quitté le Japon (son absence devenant l'enjeu de l'opéra), après l'entracte, la perspective du plateau est retournée à 180°, l'arrière scène japonaise devient l'avant du plateau, devant un rideau translucide et l'hôpital. Pinkerton, Kate et Dolore ont donc leurs doubles dans cette arrière chambre, leurs doubles car c'est adulte que Dolore traverse le rideau comme s'il se retrouvait dans le souvenir de son père, pour en éprouver toute la cruauté (M. et Mme Pinkerton l'y rejoignent), avec le sacrifice de sa mère Butterfly.
Ce fils (dont le personnage est pleinement incarné dans son évolution par le comédien Justin Pleutin) et cette femme américaine n'auront assurément jamais été aussi présents sur scène. Ces rôles aux interventions, certes clés dans le drame mais tardives et congrues dans la partition sont ici littéralement omniprésents : en permanence sur le plateau avec Pinkerton, s'installant même à côté de lui dans le lit d'hôpital où il palpe Butterfly comme pour s'assurer qu'elle est réelle, lors de leur nuit de Noces.
Dolore et Kate, omniprésents dans cette version, du début à la fin, en marquent même le dénouement. À mesure que Pinkerton revit en délire son aventure avec Butterfly, la femme puis le fils se rendent compte de l'étendue insupportable de son cruel comportement. C'en est trop pour le fils, qui prend sa mère par la main et quitte la chambre d'hôpital, laissant Pinkerton seul, crier ses remords. "Butterfly ! Butterfly ! Butterfly !" toujours aussi poignants, et ici dans un double écho non seulement littéral mais symbolique.
Francesca Tiburzi offre en Cio-Cio-San une performance complète sur le plan vocal, et dans le lien au jeu théâtral. L'ambitus se déploie depuis les appuis poitrinés jusqu'aux vertiges de la douleur, en passant par l'espoir vibrant sur son médium. L'aigu est vibrant, charpenté par la force de ses harmoniques graves, la force de son unique enracinement, de son unique patrie : l'amour pour Pinkerton et l'espoir. La chanteuse s'autorise pourtant, d'abord et même régulièrement, des nuances au volume à peine audible, du bout des lèvres, et néanmoins aussi marquantes. Ses grandes interventions finales emplissent la salle et font déborder les cœurs. L'Adieu à son fils couronne un orchestre pourtant et justement débridé en couleurs et volume.
Le contraste est d'autant plus saisissant entre le personnage ici moribond de Benjamin Franklin Pinkerton et la voix de Thomas Bettinger qui l'incarne, qui le réincarne et plus encore : le personnage tient à peine sur ses pieds, le chanteur lui offre l'une des voix les plus vigoureuses et intenses du monde lyrique, se livrant entièrement sur chaque note. Si ce Pinkerton a effectivement brûlé les ailes du papillon Butterfly, il brûle aussi les planches, d'une voix incandescente (le tout avec une grande droiture -mais tutoyant la raideur- dans son phrasé). Le médium est puissant, l'aigu plus encore, transperçant la fosse et l'acoustique de la salle avec matière et force souffle.
Vikena Kamenica offre en Suzuki toute la charpente de sa voix pour soutenir le caractère de son personnage entièrement en soutien à Butterfly, rendant d'autant plus déchirant son terrible élan vocal lorsqu'elle apprend la première l'étendue des malheurs qui vont s'abattre sur sa maîtresse. La voix de la mezzo ne porte toutefois pas sur tout l'ambitus.
Jean-Luc Ballestra impose en Sharpless son grave cuivré, montant (ou glissant) tout aussi généreusement vers l'aigu mais sachant recentrer son phrasé dans le médium.
La voix de Daegweon Choi en Goro se déploie amplement sur la hauteur de ses notes, avec des phrasés liés mais des accents marqués, un abattage vocal aisé dans les différentes hauteurs, tout en jouant le vil entremetteur. Même l'aigu est soutenu et couvert mais la voix disparaît sous les forte de l'orchestre.
L'Oncle Bonze a de Giacomo Medici la voix très ample, ouverte et vibrée au risque de la caricature avec son allure de super-héros (toge jaune et masque noir en maquillage) sauvé par ses accents vigoureux puis par le cérémoniel Prince Yamadori qu'il incarne également.
Le Commissaire a la voix sourde de Pascal Gmyrek, vrombissant de longs phrasés sonores et très articulée mais qui dérape sur l'aigu. Julien Belle (Oncle Yakuside) débarque en mystique pour en appeler au vin d'une voix illuminée.
Le Chœur de l'Opéra-Théâtre de l'Eurométropole de Metz offre au plateau le comble de beauté des costumes (traditionnels et couleurs pastel, traduisant visuellement un exotisme fait de nostalgie : le flash-back même vécu dans cette mise en scène). Investissant bien la scène avec cérémonie, les voix sont toutefois moins homogènes (en raison d'aigus tirés).
Incarnant pleinement Kate Pinkerton, Aurore Weiss chante ses six courtes phrases d'une voix douce et ample, avec conscience et à la mesure du drame dans sa chaleur naturelle (mais se laissant gagner par l'émotion devant Butterfly).
La direction musicale de Beatrice Venezi, énergique et précise, soutient et soulève aussi bien les fougues des cordes que la profonde densité des registres. La cheffe maintient l'endurante qualité musicale durant toute la partition et laisse s'exprimer les solistes (certains ratant quelques notes). L'Orchestre national de Metz-Grand Est déploie une couleur ample, précise sur la musique pentatonique (de 5 notes) asiatique, mais brouillonne pour l'hymne américain (ce qui résonne toutefois avec une part volontairement "pathétique" de ce Pinkerton délirant, qui se met alors debout sur son lit et brandit son drap d'hôpital comme s'il s'agissait du drapeau yankee).
L'émotion du public nourrit des applaudissements et bravi crescendo à mesure que viennent saluer les solistes, un accueil qui se prolonge pour la cheffe et l'équipe scénique (également jeune, féminine et italienne : Giovanna Spinelli à la mise en scène, Elisabetta Salvatori aux décors, Giovanna Fiorentini aux costumes, avec aux lumières le Directeur technique de l'Opéra de Metz, Patrice Willaume).