Dafne, parcours fléché à l'Athénée
Ces flèches sont celles d'Apollon le Dieu chasseur mais qui devient chassé, par les flèches de Cupidon (chanté par le chœur comme c'est le cas pour tous les personnages, mais également incarné par un enfant tout de rouge vêtu). Chassé et touché au point de tomber amoureux de la chasseuse Dafne et de se mettre à sa chasse. Ces chasses et cercles amoureux sont littéralement illustrés dans ce plateau noir et vide par des flèches tombant du ciel (avant de servir de rayons pour couronner Apollon) et par des cercles. De petits cercles noirs mais surtout le grand cercle au centre du plateau, une plate-forme tournante et retournante, faisant tournoyer les chanteurs tour à tour en pleine lumière ou obscurité (parfois de manière désynchronisée). Cette tournette est en fait composée de plusieurs cercles concentriques pouvant tourner dans un sens ou dans l'autre (un mécanisme notamment illustré par les spectacles Yoann Bourgeois mais qui s'était lui-même beaucoup inspiré d'autres circassiens). Les choristes peuvent ainsi former des rondes, des lignes tournantes synchronisées ou au contraire des croisements et enchevêtrements, le tout sans bouger (ou en passant d'un anneau à l'autre parfois comme sur un tapis roulant de transports en communs). Les transports en commun sont surtout des transports amoureux de violentes poursuites (les hommes du chœur incarnant tous Apollon, courant, en restant sur place grâce à ce tapis roulant, vers les femmes qui incarnent Dafne). Ces mouvements résonnent aussi, et même surtout, avec ceux de la musique de Schütz qui constitue le cœur du matériau musical.
Ce spectacle tourne en effet autour de la violence amoureuse, autour de la figure mythique de Dafne mais (quoique de manière bien plus distante) en particulier autour d'une version de "Dafne" : le "premier opéra" en langue allemande, composé par Schütz mais perdu. Le spectacle puise donc dans le répertoire musical (conservé) de ce compositeur pour enchaîner notamment des phrases solistes et des madrigaux. Le tout est comme "patché", soudé par des effets acoustiques signés Wolfgang Mitterer, enchaînant musique granulaire, réminiscences de jazz, de cavalcades d'Orange mécanique, du Sacre du Printemps, des échos de funk, de chasse, de Cathy Berberian, un hennissement de cheval, etc. Le collage est aussi hétéroclite que celui fait pour le texte (d'après Ovide mais qui enchaîne ici les évocations de diverses divinités, climats pastoraux, émotions, lieux, réminiscences). Surtout, ce travail électro-acoustique qui s'insère dans toutes les anfractuosités des partitions ne laisse aucun moment de silence : silences pourtant essentiels dans les madrigaux et notamment pour ce compositeur (les chuts de Schütz).
Les chanteurs sont tous amplifiés par de petits microphones, pour le traitement des effets sonores mais aussi pour déployer davantage leurs résonances. Chaque choriste (en tenue noire de concert) est ici aussi soliste, exposé dans de courtes phrases, chacun son tour (avant de finalement se rejoindre dans le chœur de leur métier).
Amandine Trenc montre néanmoins qu'elle dispose d'une voix de soliste lyrique au médium chaleureux et au phrasé des plus agiles. Floriane Hasler parvient également à déployer, seule, d'amples résonances. Anne-Emmanuelle Davy offre les échappées vers l'aigu. Adèle Carlier, quoique soprano, place une voix suave de cabaret. Michiko Takahashi est quelque peu engorgée. Jeanne Dumat affirme son mezzo central.
La contralto Clotilde Cantau fait le lien entre les interventions des pupitres, musicalement mais aussi scéniquement (dans ce chœur de 7 femmes et 5 hommes, elle reste avec ces messieurs pour incarner Apollon avec eux, mais en chantant avec les Dafne).
Constantin Goubet la dépasse dans des aigus claironnants au risque de déraper mais sachant croître en imposant son volume comme son collègue ténor Safir Behloul. Mathieu Dubroca offre l'oxymore de son ambitus, ancré et soulevé. Virgile Ancely montre la souplesse de son instrument mais au risque de l'irrégularité, tandis que Renaud Brès propose une vitalité vocale discrète.
C'est en fait lorsque les voix se réunissent qu'elles expriment chacune et ensemble toutes leurs qualités. L'investissement des choristes qui retrouvent alors pleinement leurs marques dans les polyphonies de Schütz, qu'ils ont travaillées, chantées et gravées ensemble offre les moments les plus éloquents du spectacle, ceux d'un récital.
Geoffroy Jourdain dirige dans la fosse vide (la musique étant électronique) mais laisse bien voir la grande amplitude précise de ses gestes, assurant la synchronisation vocale.
Certains choristes jouent même épisodiquement d'instruments de musique, formant un ensemble hétéroclite réunissant trois bassons, un cor, une guitare, un cajón mais aussi et surtout une flûte traversière. En effet, loin de jouer les utilités (et pour cause, elle s'est formée sur cet instrument avec François-Xavier Roth), Anne-Emmanuelle Davy fait de ses solos de flûte un grand moment de poésie de la soirée, et c'est même elle qui conclut le spectacle, vers le noir, par son long son tenu.
La métamorphose de Dafné, par Zeus en laurier pour échapper au prédateur Apollon, est ici représentée de la manière sans doute la plus prosaïque qui puisse être conçue et encore davantage : une chanteuse, comme victime désignée en Dafne expiatoire, est enroulée dans une grande toile noire, dont l'aspect ridé et même l'odeur qui se répand lorsqu'elle est levée par les cintres ne peut que rappeler un sac poubelle. Précisément, la nymphe y est enroulée comme un rebut, comme pour se moquer de ce "bel arbre" rappelant ici un sapin de Noël en avril. Comme pour conjurer et dénoncer l'envie de la femme, pourtant victime, de se jeter. Tandis que les autres sont couronnées de lauriers (Dafne lui a donné son nom en grec).
La soirée, l'équipe scénique et l'ensemble des artistes sont très applaudis aux saluts. De quoi pleinement lancer ce spectacle dans sa grande tournée, partant de l'Athénée pour se rendre à Reims, Tourcoing, Dijon, Toulouse (pour commencer).