Lyrique Nuit de la mélodie et du Lied par la 4ème Académie Orsay-Royaumont
Anne-Lise Polchlopek (mezzo-soprano) et le pianiste Nicolas Royez ouvrent le bal les yeux fermés et d'une grande inspiration, littéralement pour la chanteuse, montrant combien elle s'inspire de l'ambiance du lieu et de ce concert. La voix montre sa conscience déterminée du sens par un phrasé mené droit mais sans raideur (grâce à son lyrisme résonant avec aisance et une puissance à la mesure de cette acoustique). Sa grande articulation témoigne d'un respect passionné envers le texte et du travail mené dans cette académie (tandis que les déploiements lyriques de cette mezzo expliquent qu'elle ait intégré en 2020 le Studio de l’Opéra national de Lyon et l'appellent assurément à nouveau vers les scènes d'opéra).
Son chant allie ainsi les qualités cardinales de ce répertoire : la douceur mélodieuse servant le texte et le déploiement lyrique nourrissant ses passions. Elle passe de la narration à la douceur, au déchirement lyrique dans la Chanson perpétuelle (poème de Charles Cros, musique d'Ernest Chausson) : "Je lui disais", "Il est devenu mon amant", "S'en est allé l'autre matin, Sans moi, dans un pays lointain". La qualité prosodique est certes moindre en espagnol (pour chanter Fernando Obradors), et le vibrato pourra gagner en souplesse mais sans perdre de son intensité.
Le pianiste Nicolas Royez avive la flamme de bouillonnements orchestraux dans son instrument mais en conservant une grande précision et qualité d'articulation (là encore en résonance avec la richesse de ce répertoire). Son piano sait passer du jeu rappelant le clavecin à celui d'une harpe impressionniste. Les deux musiciens se réunissent par la richesse de leur caractère commun, exprimé sur toute la largeur de l'ambitus et des nuances avec aisance et souplesse.
Voix vrombissante, timbre chaleureux puisé dans le masque avec une douce couverture : le baryton Gregory Feldmann impose lui aussi d'emblée ses qualités, dans le deuxième duo du soir. D'autant que sa production vocale sait s'affirmer tout en gardant à la fois sa tendresse et un caractère piquant dans les montées vers l'aigu. Le timbre prend certes une pâte élégante et enrobante mais aux dépens d'une meilleure intelligibilité des textes (certes assumant le catalogue ambitieux d'un programme français, anglais et allemand, ce dernier idiome lui seyant plus car il trouve davantage de consonnes pour clarifier son timbre). D'autant que les qualités se retirent lorsque le chanteur veut faire une démonstration de volume, ce qu'il accomplit mais aux dépens du reste. Le pianiste de ce duo, Nathaniel LaNasa fait décoller son jeu pianistique en petites fusées mélodiques (les "échappées" vers l'aigu du clavier).
Florence Losseau fait le pari osé de commencer par Berg (le compositeur des révolutionnaires opéras Wozzeck et Lulu), certes ici représenté par ses "frühe Lieder", de jeunesse donc encore d'une veine post-romantique mais modernes tout de même. La mezzo-soprano déploie l'ampleur lyrique de ses moyens expressifs, rompant même certains phrasés mais pour mieux renchérir en vibrato sur ses reprises mélodiques et certaines conclusions de phrases. Deux de ces Lieder de Berg (Nacht sur un poème de Carl Hauptmann et Traumgekrönt de Rainer Maria Rilke) s'intercalent avec deux des Cinq poèmes de Baudelaire composés par Debussy (soulignant la modernité de ceux-ci, l'impressionnisme de ceux-là et vice-versa) comme dans des rimes croisées. Sa pianiste Elenora Pertz a juste ce qu'il faut de pédale de résonance pour ce répertoire, cette acoustique et complémenter son phrasé délié. D'autant que la musicienne montre son investissement, aussi grand que son sourire constant. Cet alliage d'enthousiasme entre chant et piano ne sait toutefois pas (encore) monter en légèreté (qualité indispensable au répertoire de Poulenc, ici tiré vers des graves au caractère trop grave et qui devrait alterner ainsi que le demande le titre du cycle choisi : La fraîcheur et le feu).
D'un premier geste levé puis enlevé, la pianiste Juliette Journaux part dans l'ostinato strophique typique du compositeur choisi : Schubert, assumant et nourrissant cette répétition d'un motif rythmique au service de la répétition nostalgique de refrains, soutenant d'emblée le lyrisme du chanteur. Le soutenant beaucoup mais en recueillant énormément : le baryton Liviu Holender offre une surabondance constante de décibels, s'alliant avec l'intensité de son interprétation et de son timbre cuivré. La forme réitérative de Schubert qui doit précisément être nourrie d'alternances de subtilités se trouve donc ici prise au piège d'un déploiement uniforme et il en va de même -voire encore davantage- pour le Mahler qui suit (lui aussi une forme strophique précisément basée sur l'oxymore d'un caractère martial -ici toujours présent- et nostalgique -ici absent). Les nuances et les accents atteignant un volume parfois éprouvant, une partie de l'auditoire ne peut cacher un mouvement de recul physique mais une autre partie n'en est pas moins électrisée par les moyens des deux musiciens, incontestables et crânement assumés.
Enfin, Juliette Journaux trouve une douce échappée, très fugace mais savourée comme une oasis de sérénité : simplement en interrompant un accord sur "Ma bien-aimée nous regarde !", comme si effectivement le duo était épié, voire surpris, par un tiers légitime.
Le public (incluant Véronique Gens qui appartient au corps professoral de cette Académie et chante le lendemain à Royaumont) en tout cas les regarde et les entend, puis acclame ces quatre duos réunis pour les saluts. En leur souhaitant bonne continuation dans le cadre de ce programme qui les mène vers des concerts passionnants à Royaumont, au Musée d'Orsay et au-delà des frontières (à l'image de cette "Nuit", en fait une soirée de quatre tours de chant intenses mais qui résonnent longtemps).