Timides Roméo et Juliette à l’Opéra Bastille
Les ouvrages de Bellini sont autant de défis pour un metteur-en-scène : pour habiter cette dramaturgie particulière du bel canto, où le chant est l’action principale, Robert Carsen choisit de créer un monde de symboles visuels. Dès l’ouverture le ton est donné : le rideau de scène est comme couvert de sang et des épées plantées en terre attendent d’être saisies pour le combat. Dans la lecture du metteur-en-scène, l’histoire d’amour est un sursis dans un monde où la violence finira inévitablement par triompher.
En effet, deux mondes irréconciliables s’affrontent : au rouge des Capulet et du sang s’opposent l’ombre qui règne sur scène et le noir des habits Montaigu. Seule Juliette est en blanc : blanc de sa robe de mariage mais aussi symbole d’une rébellion puisque son premier geste sur scène est de ranger sa robe rouge (signe de son appartenance au clan des Capulet) en refusant d’épouser l’homme qu’on lui destine. Dans des décors grandioses, à l’esthétique lissée et “chic”, habités par les magnifiques lumières de Davy Cunningham, le chant se transforme en tableau caravagesque sur fond d’une violence toujours prête à exploser. Robert Carsen propose en définitive un livre d’images, saisissant mais un peu froid, au propos néanmoins très cohérent et habité de quelques beaux gestes (comme cette disparition de Roméo dans l’ombre du tombeau).
Julie Fuchs incarne ce soir sa première Giulietta. La soprano apporte au personnage ses qualités habituelles : la jeunesse et l’engagement de sa présence (cette Giulietta a l’air de vouloir prendre en main son destin), un timbre frais et argenté, et une projection généreuse. Pourtant, le premier son non vibré de "Eccomi in lieta vesta" esquisse des limites problématiques pour le bel canto : la voix semble lestée et manque de souffle pour pleinement monter en haut de la tessiture, la ligne bellinienne ralentit avec en particulier des sons flottés piano où se fait entendre un vibrato lent. Au deuxième acte, la soprano revient un peu plus à son aise, notamment dans les récits où le texte redonne à la voix son dynamisme : son air “deh padre mio” touche également par les couleurs moelleuses du medium et l’engagement de la comédienne.
En Roméo, la mezzo Anna Goryachova rattrape une première impression mitigée : la voix paraît d’abord fragile, ronde mais avec une projection limitée et peu de couleurs. Son "se Romeo t’uccise un figlio" est plutôt terni, le personnage ayant peine à exister entre les grandes prises d’air et les gestes plus techniques qu’expressifs de la chanteuse. La soirée lui rend davantage justice : si le timbre reste un peu étouffé, le son s’épanouit davantage, notamment dans la dernière scène, avec des graves aux couleurs chaudes et des aigus brillants, l’interprète réussissant finalement à donner de la chair et de l’émotion à ce Roméo qui a des allures d’enfant aux cheveux courts.
Francesco Demuro est très crédible en Tebaldo fier et belliqueux. C’est à lui que revient la tâche difficile d’ouvrir l’opéra : si la projection est au départ un peu fine, l’interprète n’est pas avare de suraigus qu’il ajoute avec une certaine bravoure. Le chant a quelque chose du crooner avec ces sons attaqués par en dessous et ces voyelles très ouvertes : le résultat est néanmoins très efficace et en cohérence avec le monde de violence de Robert Carsen.
Krzysztof Baczyk propose un Lorenzo sonore, au vibrato un peu serré et au timbre profond qui donne une chaleur paternelle à son personnage, le seul qui semble éprouver un peu de pitié envers les jeunes héros (même s’il presse Giulietta de boire le filtre). Son timbre noir au véritable creux de basse soutient le quintette de la fin du premier acte.
L’autre clé de fa, Jean Teitgen, n’a pas beaucoup à chanter en Capellio : le timbre est pourtant riche et noir, le chanteur dominant par sa projection le début de l’opéra. Une voix et une présence qui imposent sans difficulté l’autorité de ce père qui refuse de se laisser attendrir.
Ce soir, l’énergie et le souffle qui manquent un peu aux voix, se trouve finalement du côté de l’orchestre grâce à Speranza Scappucci : la cheffe italienne (qui fait ses débuts à l’Opéra de Paris) est chaleureusement applaudie à la fin du spectacle. Un enthousiasme mérité : dès l’ouverture brillante, prise allegro, le spectateur est plongé dans un drame épique, une grande fresque en technicolor. La cheffe est attentive à ses chanteurs, leur laissant la liberté rythmique nécessaire dans ce style, tout en relançant sans cesse le souffle des phrases. D’un geste précis et clair, elle conduit l'Orchestre de l’Opéra national de Paris qui brille dans les nombreux solos que lui réserve la partition (cor, clarinette, harpe, etc.).
Sur scène les pupitres masculins du Chœur de l’Opéra (préparés par Ching-Lien Wu) impressionnent par leur puissance et leur cohésion, contribuant au succès d’un spectacle chaleureusement applaudi mais qui laisse l’impression d’une certaine timidité : gageons qu’il n’ira que se bonifiant au fil des représentations.