Bilitis et Sappho réincarnées par Elsa Dreisig à Royaumont
Le programme est une ode aux créatrices : à deux poétesses de l'Antiquité (Bilitis et Sappho) et à deux compositrices (Rita Strohl et Angélique Ionatos) d'un XXème siècle artistique bien plus large et débordant qu'il n'y paraît. Les mélodies chantent ici ces poétesses et leurs vers, en mêlant à dessin -parfois sur les mêmes textes- les mélodies trop peu connues de ces compositrices et celles très connues de fameux compositeurs (Debussy, Poulenc ouvrant au moins aux poèmes de Louise de Vilmorin, Louis Vierne, Duparc et Gounod célébrant la lyre immortelle de "Sapho") : un programme inédit parce qu'il met à l'honneur, tout simplement en mettant sur le même plan, le travail des compositrices afin de dresser un portrait enfin plus juste de cet engouement néo-classique au tournant du XIXe siècle vers le XXe : ce courant redécouvrant une Antiquité non moins moderne, et passablement fictive d'ailleurs (les Chansons de Bilitis sont en fait une supercherie poétique de Pierre Louÿs mais puisant bien entendu dans le génie de la célèbre et bien réelle poétesse Sappho).
Ce même plan sur lequel sont offertes ces mélodies au public, est indéniablement un sommet. D'abord littéralement, Elsa Dreisig chantant sur les hauteurs de son tabouret, de ses talons, de ses talents, cheminant même sur la scène entre certaines mélodies, pour s'approcher davantage du public ou du pianiste. Deux pupitres sont ainsi disposés à deux endroits différents sur scène, pour qu'elle puisse y retrouver l'appui de la partition selon son emplacement. Mais la chanteuse n'y a tout simplement pas recours : elle chante entièrement par cœur, avec une constante aisance prosodique au service de l'entière justesse lyrique, même pour les mélodies ici ressuscitées (d'ailleurs, le public peut constater qu'il n'y a en fait même pas de partition sur le pupitre qui est déplacé entre deux morceaux).
Cette aisance et ce cheminement naturel sur la scène et à travers ces mélodies, donne aux phrasés d'Elsa Dreisig un surcroît de souplesse et même les inflexions d'un chant de cabaret, notamment pour les mélodies de Rita Strohl. De quoi enrichir encore la voix pleinement lyrique de la soprano (du grave aux appuis poitrinés jusqu'aux aigus rayonnant de lumière, en passant par des déploiements impressionnants de volume), et rendre honneur à la variété expressive de la compositrice qui balaye donc une parole chantée naturelle mais pour plonger aussi dans le drame, bien davantage que les compositeurs. Rita Strohl, comme l'explique Elsa Dreisig directement au public avant de l'illustrer par le chant, fait en effet un choix de textes bien plus large et donc représentatif de cette Bilitis. De quoi saisir l'auditoire en enchaînant, comme le fait ce soir Elsa Dreisig, l'infiniment sensuel poème La Chevelure avec Le Sommeil interrompu qui est une scène de viol.
Le pianiste Romain Louveau mène aussi pleinement ce travail de réhabilitation par son jeu, soulignant les écritures communes en détachant notamment les gammes par ton (suite de notes, toutes séparées du même intervalle d'un ton comme entre do et ré, donnant la couleur typique de cet impressionnisme musical, onirique et mystérieux) pour mieux les briser d'accents et les emporter de bouillonnements. Certes, pour relier entre eux les différents morceaux, il use aussi beaucoup de la pédale de résonance, mais sans noyer le son (et il s'agit là en grande partie d'une demande des compositeurs de ce temps).
Preuve de la cohérence de ce programme, les moments de transitions entre les morceaux diminuent jusqu'à disparaître, à meure que se déploie la complicité entre les deux interprètes et avec le public. Les deux plumes modernes du programme ne font ainsi qu'une : les Etudes pour piano de György Ligeti (1923-2006) étant jouées au cœur des mélodies en grec dédiées à Sappho de Mytilene composées par Angélique Ionatos (1954-2021).
Le public devant les artistes se lève, les acclame et rappelle : offrant un triomphe à cette interprétation votive et passionnée, encore brûlante du feu sacré féminin qui animait cet été Elsa Dreisig en Salomé à Aix-en-Provence, feu qu'elle a nourri telle la vestale pour le mettre au service des ces mélodies "injustement oubliées et qui méritent d'être entendues". Comme elle le dit, comme elle le chante, et comme elle le gravera : les œuvres de Rita Strohl, redécouvertes avec l'association "Elles — women composers", feront l'objet d'un enregistrement discographique.