Soirée française pour les débuts de la mezzo Isabel Leonard sur la scène du Teatro Colón
La Orquesta estable du Teatro Colón, accompagnant habituellement les productions d’opéra de la maison (et à distinguer de l’Orchestre philharmonique de Buenos Aires qui siège dans les mêmes murs) se produit en concert par et pour lui-même à l’occasion d’une soirée qui voit la chanteuse Isabel Leonard et le chef Julian Kuerti interpréter Les Nuits d’été de Berlioz ainsi que deux pièces de Ravel : la Rapsodie espagnole et Shéhérazade.
Comme en famille
L’émotion de la mezzo Isabel Leonard est palpable à l’occasion de ses débuts sur la scène du Colón, et pour cause : les racines de cette chanteuse américaine trouvent dans le lieu où elle se trouve et le programme qu’elle exécute tout un pan de son histoire personnelle et de sa généalogie qui est l’histoire même des migrations américaines. Issue d’une lointaine ascendance française ayant traversé l’Atlantique, Isabel Leonard rappelle à son public venu en nombre l’écouter, en s’exprimant les yeux en larmes et dans un espagnol marqué des particularités du Rio de la Plata qui sépare l’Argentine de l’Uruguay, que sa mère est en effet argentine et qu’une partie du public est venu de Santiago del Estero, au nord du pays, la ville et la province de ses origines familiales. C’est par le truchement de la langue française et de deux compositeurs français que ce retour aux sources familiales s’effectue. La première partie du concert se fait sous le signe romantique des Nuits d’été de Berlioz (1841), tandis que la seconde se projette vers Ravel et le XXe siècle à travers une pièce instrumentale, Rapsodie espagnole (1907), et les trois mélodies formant Shéhérazade composées en 1899. La constitution de cette programmation interroge, puisque Les Nuits d’été ont été interprétées récemment sur cette même scène (en juillet 2019), d’ailleurs déjà associées à l’époque à une composition de Ravel (Ma Mère l’Oye). Ôlyrix avait rendu compte de l’interprétation de la mezzo Tara Erraught et du chef Manuel Hernández-Silva à la tête, pour le coup, de l’Orchestre philharmonique de Buenos Aires. Le programme de cette nouvelle soirée française, par delà le pays qui l’unit, trouve sa cohérence à travers celle qui s’en fait l’interprète, les caractéristiques de sa voix se prêtant particulièrement à l’exécution de cette diversité esthétique française.
La voix diaphane des mystères et des incertitudes
D’entrée, le sourire angélique d’Isabel Leonard accompagne les inflexions vocales d’une grande limpidité. Si la voix de la mezzo peut se faire forte sans trop d’efforts respiratoires (le souffle est long), elle est surtout remarquée par ses lignes claires, hautes et azuréennes évoquant les mystères évanescents de l’existence humaine. Le vibrato, soyeux et précieux, nourrit l’élégance des lignes et des formes stylistiques déployées dans le phrasé et les accents, en particulier sur l’expression de la nostalgie. Si des volutes spectrales emplissent l’espace vocal, des mouvements de glotte (alors que la chanteuse est silencieuse) se répètent et trahissent à n’en pas douter une gêne au niveau de la gorge, sans que celle-ci ne vienne altérer ses capacités vocales. De façon délibérée ou non (compte tenu de ces possibles désagréments), la voix semble un peu plus sombre pour son retour, à l’occasion des trois mélodies de Shéhérazade. Le raffinement des ornementations, qui traduisent ici avec pertinence et finesse l’exotisme oriental, reste toutefois présent, alors que la puissance de certaines projections ne paraît en aucune façon oblitérée. La prononciation du français d’Isabel Leonard témoigne d’une connaissance aiguë de notre langue et de ses subtilités vocaliques en particulier, ce qui fait d’elle une ambassadrice du chant français sur une scène qui, lorsque la langue de Molière y résonne (ce qui est plutôt rare), est trop souvent écorchée et maltraitée.
L’orchestre maison répond avec gourmandise aux injonctions du chef Julian Kuerti qui, par la verticalité des mouvements de ses bras et une cambrure parfois digne d’un danseur de flamenco ou d’un toréador (mais quoi de plus normal pour la Rapsodie espagnole ou la reprise de l’« Habanera » en bis ?), participe pleinement de l’expression de l’exaltation sensorielle chantée par Isabel Leonard. Les contrastes mis en exergue par des instrumentistes attentifs (luminosité des cuivres, caractère sombre des cordes et des percussions) sont placés avec précision, rendant compte d’une direction d’orchestre enveloppante, tantôt caressante, parfois plus paternaliste, mais toujours bienveillante.
Isabel Leonard, qui a su jouer sur la corde sensible, et pas seulement à l’aide de ses propres cordes vocales, est ovationnée par un auditoire qui la reconnaît comme l’une des leurs, emmenant dans son succès celui de l’orchestre et de son chef. Sans doute frustré de n’avoir obtenu qu’un seul bis, le public manifeste son enthousiasme avec la chaleur qui le caractérise (et parfois avec excès puisque les six mélodies des Nuits d’été auront été entrecoupées d’applaudissements inopportuns). Nul doute qu’il sait gré à la mezzo d’avoir fait ce retour en famille pour le plaisir de tous, en restant dans l’incertitude concernant une éventuelle nouvelle visite de la chanteuse à l’occasion de la future saison lyrique.