Only the Sound remains de Kaija Saariaho au Festival Musica de Strasbourg
Après la mise en scène de Peter Sellars pour la création mondiale de cet opéra à Amsterdam puis à Paris (notre compte-rendu), cette nouvelle production d’Aleksi Barrière (fils de la compositrice) inaugurée l'année dernière à Tokyo puis représentée à la Biennale de Venise vient pour la première fois en France. Composée comme un diptyque de théâtre japonais nô, Always strong (inspiré de Tsunemasa) et Feather Mantle (inspiré de Hagoromo), l’œuvre se scinde en deux tableaux, comme deux actes d’une même œuvre. Écrit en anglais, le livret résulte d’une adaptation de ces deux pièces par le poète Ezra Pound à partir des traductions d’Ernest Fenollosa. A partir de cette chaîne successive de traductions de textes traditionnels, la musique de Kaija Saariaho et la mise en scène d’Aleksi Barrière opèrent une synthèse entre théâtre nô et univers contemporain. Fidèle à l’esthétique du vide propre au nô, la scénographie se limite à une succession frontale de trois panneaux de toile claire sur lesquels sont projetées des figures tracées au pinceau noir (évoquant ainsi la calligraphie japonaise) et les ombres des personnages, placés à l’avant de la scène ou entre les panneaux. Dans la seconde partie, un unique panneau vertical, sur lequel sont projetées des couleurs chatoyantes et des motifs végétaux, est placé au milieu de la scène et évoque sans doute le manteau de plumes appartenant à l’ange.
En prêtre d’abord, puis en pêcheur, le baryton américain Bryan Murray incarne ce personnage du monde visible et rationnel qui tient habituellement le rôle du waki (« celui qui est à côté ») dans le théâtre nô. Ce caractère transparaît parfaitement dans le jeu d’acteur du baryton : vêtu sobrement de noir, ses déplacements sont hésitants, parfois maladroits, jusqu’à se figer dans l’immobilité pour laisser place au second personnage. C’est par la musique et au contact du surnaturel que ses gestes s’assouplissent : lorsqu’il mime le jeu du luth (rendu sonore par un solo de kantele, cithare traditionnelle finlandaise), la précision de son geste prend des allures gigantesques au travers de son ombre projetée sur la toile arrière, comme si la créature surnaturelle à venir était déjà présente. Bryan Murray dévoile un timbre profond aux graves chauds et épais. Sa puissante projection vocale souligne une prononciation parfaite, presque percussive, tant les consonnes sont accentuées.
Contrepartie du waki, le second personnage est porté par la voix éthérée du contre-ténor polonais Michał Sławecki qui joue successivement le spectre, puis l’ange. À la fois légers et solides, ses aigus filent glissandi descendants et trilles avec justesse. Afin de suggérer le caractère céleste du personnage, sa voix est particulièrement modifiée par les effets électroniques qui caractérisent les œuvres de Kaija Saariaho. Dans Feather Mantle notamment, sa voix est traitée par des effets d’écho et de retards pendant qu'il poursuit sa partie sans le moindre défaut de justesse. Entièrement vêtu de blanc, le corps droit et souple, le contre-ténor convainc par son regard perçant et ses enchaînements de pas de danse avec son double, le danseur japonais Kaiji Moriyama. Tantôt rendu visible par son ombre, tantôt sur le devant de la scène, celui-ci incarne le dédoublement de l’ange et du spectre en tournoyant sur lui-même, et en enchaînant une succession rapide de mouvements de bras et de mains.
Placé du côté droit de la scène (côté Cour), emplacement qui est aussi celui du chœur dans le théâtre nô, le quatuor vocal formé par les solistes du Chœur de Chambre du Palais de la Musique Catalane (où la production se rendra le mois prochain) révèle avec finesse les harmonies qui tissent la polyphonie, et prolongent les timbres instrumentaux au travers de soupirs et d’onomatopées.
En maîtresse des textures et des espaces acoustiques, Kaija Saariaho confère au petit ensemble instrumental bien plus que le rôle d’accompagnement qui lui est assigné dans le théâtre nô. Son rôle est d’abord sonore : grâce à l’amplification de chaque instrument, la compositrice parvient à une résonance spatialisée et enveloppante. Sous la direction méticuleuse d’Ernest Martínez Izquierdo, l’ensemble se caractérise également par sa portée symbolique : la présence des flûtes basses puis piccolo rappelle le souffle humain, le gong et les tambours renvoient à l’Extrême-Orient, tandis que le kantele, joué par Eija Kankaanranta, constitue la touche européenne et personnelle de la compositrice finlandaise.
Seul le son demeure… ainsi que les applaudissements et acclamations qui ne tarissent pas en l’honneur de la compositrice menée sur la scène en chaise roulante par Aleksi Barrière.