Splendeurs romaines à la Cathédrale de Saint-Malo
Les Métaboles aiment les croisements musicaux et faire dialoguer des répertoires exhumés du passé, en résonance avec ceux d’aujourd’hui. Le concert proposé dans le cadre du Festival de musique sacrée de Saint-Malo s’articule autour d’œuvres dont la particularité est la polychoralité, issue des « cori spezzati » (chœur brisé), technique particulièrement prisée à la Basilique Saint-Marc de Venise avant de se répandre à Rome. Les cori spezzati consistent à répartir le chœur en plusieurs ensembles vocaux installés de part et d’autre d’une église ayant des effets décisifs sur les notions d’échos, de nuances, sur le développement des effectifs et l’émergence des affetti baroques.
La pièce maîtresse du programme est la Missa Tu es Petrus à quatre chœurs d’Orazio Benevoli (1605-1672), messe dite messe-parodie car s’inspirant d’une autre œuvre déjà existante servant de base structurelle à la nouvelle composition. Orazio Benevoli, musicien méconnu qui termina sa carrière comme maître de chapelle au Vatican est l’auteur de nombreuses compositions sacrées dans le style polychoral. La renaissance de cette messe est due au musicologue Louis Castelain, Directeur de ce Festival de musique sacrée et de Classique au large : il en a recopié patiemment la partition dans une bibliothèque romaine avant d’en confier l’exécution au chœur (présent lors de ce concert, c’est avec clarté qu’il propose quelques pistes d’écoute).
Avec ce caractère d'inédit (elle fut donnée à l’Abbaye de Royaumont en octobre 2020 dans le contexte particulier lié à la crise du Covid), la Missa Tu es Petrus se dévoile ici dans un lieu à l’acoustique parfaitement adaptée, tout comme son architecture. Les quatre chœurs disposés dans un angle différent de la Cathédrale prennent ainsi possession de l’espace sonore comme une marée montante. Chaque vague se forme par un ajout systématique des différents chœurs selon un principe de question-réponse et de superposition dans le sens anti-trigonométrique (dans le sens des aiguilles d’une montre), engendrant un effet enveloppant, envoûtant et hypnotique. Les voix tournoient, gravitent et planent pour bâtir un rempart sonore encerclant l’auditoire.
« Séduire et éblouir » était le double-objectif du mouvement de la contre-réforme issu du Concile de Trente. Rome utilisait alors comme arme la musique pour contrer la "déferlante" luthérienne. L’œuvre de Benevoli ici interprétée en est une parfaite illustration.
La disposition aux quatre coins de l’édifice religieux demande une grande dextérité de la part du chœur, requérant et obtenant ici : écoute très fine des chanteurs entre eux, suivi et concentration extrême sur la gestique du chef, homogénéité des timbres à l’intérieur de chaque groupe mais aussi dans les tutti, justesse irréprochable. La grande assurance de chaque chanteur les amène à assumer des soli. Les voix cristallines des sopranos sonnent de façon angéliques, tandis que les alti et contre-ténors colorent l’édifice sonore, les ténors utilisant leur voix de tête pour se fondre dans la texture, soutenue par les basses capables d’émettre un son mourant dans les abysses de l’édifice (dernière note du concert).
Le chef placé à la croisée des transepts afin d’être vu des différents groupes vocaux affirme d’une main la simple battue (tactus) responsable des tempi et de l’autre donne à la fois avec rigueur et fluidité les départs de chaque chœur, assurant l’élan général, ne décrochant jamais des yeux ses chanteurs. Chaque chœur est responsable de sa ligne vocale et de ses phrasés, tout en restant en osmose avec le chef.
D’autres œuvres entourent la Messe de Benevoli en guise de contexte musical (le Salve Regina à 3 chœurs de Marc-Antoine Charpentier composé après un séjour du compositeur en Italie, ainsi que le célèbre Miserere d’Allegri écrit pour le chœur de la Chapelle Sixtine). Là encore, Léo Warynski crée la surprise avec une interprétation bien loin de celle entendue habituellement. Il justifie son choix esthétique en expliquant que le Miserere devait certainement être chanté ainsi au XVIIème siècle lorsque la science de l’ornementation était à son apogée, chaque chanteur étant capable d’orner la composition par des improvisations en savants contrepoints.
Dans toutes les pièces, une attention particulière est portée au texte sacré et à l’intelligibilité liturgique. Les sopranos continuent d'impressionner par leurs envolées, l’ornementation éclairant en effet cette œuvre sous un jour nouveau. Le chœur alterne des moments de profond recueillement et les voltiges maîtrisées du petit chœur placé en hauteur, au niveau de la tribune. Enfin, en miroir à ces œuvres du passé, Love, une œuvre écrite par la jeune compositrice lituanienne Juta Pranulyté (née en 1993) sur le même principe de polychoralité mais avec des effets sonores issus d’une technique vocale contemporaine, conclut le concert.
Visiblement ému, Léo Warynski ovationné par le public venu en grand nombre, remercie l’équipe du Festival, son directeur artistique en la personne de Louis Castelain et clame son bonheur d’être là, de partager cette musique avec un tel public dans une Cathédrale remplie alors qu’en cette période post-covid, les salles de concert ont du mal à faire le plein.
En bis, Les Métaboles interprètent une œuvre du compositeur estonien Arvo Pärt écrite également selon ce principe polychoral : The Deer’s Cry.
Tous les chemins mènent à Rome !