Aida par Zeffirelli avec Anna Netrebko aux Arènes de Vérone fait couler larmes et encre
L'immense pyramide dorée qui pointe vers le ciel bleu de 21h lorsque commencent les premières notes du prélude tremblera à l'unisson du public devant le destin tragique d'Aida et au son des voix imposantes composant le plateau vocal dans cette acoustique d'exception. La grande pyramide se met même à tourner et les sphinx s'illuminent (comme les sourires du public). Lorsque tombera la nuit noire dans l'obscurité de minuit passée où les lumières de la ville se seront éteintes, l'or du sphinx central en deviendra presque aveuglant, avant de céder la place à la pyramide à base bleutée : quand le fond de ce tombeau pour les amants devient leur ciel azuréen.
Le décor est d'autant mieux dressé qu'il suit en effet les temps de la soirée, les événements et les éléments. La chaleur dégagée par les pierres après une journée ensoleillée à Vérone traduit ainsi remarquablement bien l'idée d'une chaleur étouffante désertique égyptienne, le public rêvant sans doute d'être aussi bien habillé pour la canicule que la flotte de figurants typiques et dynamiques qui grouillent à travers la scène (la soirée réunissant également danse classique et divinatoire colorée chorégraphiées par Vladimir Vasiliev) : Anna Anni a conçu les costumes en s'inspirant des bas-reliefs des hiéroglyphes.
Soudain, une timide esclave aux pieds nus fait justement trembler les murs par la profondeur de sa puissance vocale au point qu'elle semble même guider les éléments (le crépuscule tombera ainsi sur son moment musical le plus intime) : il s'agit d'Anna Netrebko saisissante Aida par les contrastes de ses caractères dramatiques, sur le plan sonore mais aussi visuellement par le contraste très accentué entre sa tunique rouge et sa peau maquillée [un maquillage qui continue encore de faire couler beaucoup d'encre comme nous vous le relatons ici dans notre triste résumé des épisodes, ndlr].
Bien loin des polémiques, les spectateurs acclament le couple de chanteurs, elle dès son entrée sur scène et pour toutes les nuances contrastées de sa voix, lui d'une manière non moins exaltée. Yusif Eyvazov chante effectivement Radamès avec une diction limpide, un phrasé sculpté, très rythmé et étendu, traduisant l'assurance d'un jeune militaire. Le détachement de la ligne vocale se précise jusqu'à l'impact des notes aiguës : celui d'un soldat et d'un chanteur victorieux, levant l'épée et la voix.
Marchant confiante parmi les sphinx, Anna Maria Chiuri offre les tonalités froides de son personnage Amnéris, laissant d'autant mieux percevoir puis brûler le cœur de femme amoureuse explosant d'une colère toujours lyrique, avec un phrasé fouettant les airs, un timbre bouillonnant, un grave chaleureux.
Rafał Siwek chante Ramfis de sa voix grave et persistante mais aérien dans le phrasé, avec une présence scénique remarquée par son caractère alliant autorité et noblesse dans chaque geste. Ambrogio Maestri incarne Amonasro en Roi et père impitoyable, fascinant l'auditoire par son timbre caverneux, le lié et la fierté des accents.
Le roi au centre de sa pyramide tournante, Romano dal Zovo exhale le sacré de chacune de ses notes, faisant de chaque mot une prophétie profonde et sombre. Francesco Pittari rejoint la compagnie vocale en messager bien préparé et précis. Enfin, la voix de Francesca Maionchi en prêtresse vient, mystique, de l'intérieur de la pyramide.
Marco Armiliato dirige l'Orchestre et les Chœurs des Arènes de Vérone avec des mouvements généreux guidant les masses sonores dans un unisson plein et entier : des éléments, de la scénographie et du casting vocal. Les musiciens soutiennent aussi bien les lignes chorales (disciplinées voire sévères) que les solistes, portant leurs accents et couleurs en même temps que le drame. La marche triomphale, tant attendue du public, est lancée par les trompettes dans l'orchestre, puis successivement sur les côtés de la scène dans un saisissant effet scénico-musical de massive spatialisation. Les percussions marquent par ailleurs pour leur légèreté aérienne dans cette acoustique de plein air, et les violons accompagnent le couple tragique jusque dans le repos de l'étreinte finale.
Des applaudissements vifs et répétés s'élèvent vers les pyramides et le ciel de Vérone.