Ovation pour la Norma de Karine Deshayes au Festival d'Aix-en-Provence
La scène du Grand Théâtre de Provence ouvre ses murs de bois, réchauffés par une lumière chaude et rougeoyante, à une version de concert de la tragedia lirica d’un Bellini passé maître dans l’art dramatico-lyrique du bel canto, particulièrement mis à l’honneur dans l’édition 2022 du Festival. La partition est proposée dans la lisibilité d'une version de concert, mais avec une distribution "renversante" et de surcroît dans la version critique faite par le chef Riccardo Minasi (travail consistant à revenir aux sources pour reproposer une version du drame, ici recentrant encore l’action vers le dénouement tragique du geste auto-sacrificiel de la grande prêtresse gauloise).
La soirée est d'autant plus intense qu'elle est renversante, Norma étant confiée ici à une mezzo-soprano remarquée auparavant dans le rôle d'Adalgisa tandis que celle-ci est confiée à une soprano (une combinaison aussi rare que remarquée, instituant d'autres rapports dramaturgiques même en concert, et rappelant les exigences de ces rôles). La mezzo-soprano Karine Deshayes fait oublier en Norma la couleur mordorée de sa tessiture pour la hausser vers les sommets que Bellini donne à son rôle et mettre en valeur les délicieuses vocalises qui font savamment redescendre la ligne vers le médium, avec un frisson garanti. Elle intègre, par quelques gestes et mimiques discrètes, la part théâtrale qui fait merveille en version de concert. Elle colore ses récitatifs de couleurs annonciatrices des parties suraiguës de ses airs, pour produire une homogénéité globale qui permet d’en amortir certaines duretés. La projection est l’outil-phare de la chanteuse, qu’elle use à l’échelle du mot, tendu ou détendu, dans les libertés des silences qu’elle sait obtenir du directeur musical, particulièrement à son écoute. Les descentes vocalisées ont cette dimension aérienne, éthérée, qui sont la signature des grands rôles féminins de Bellini. La voix entre en se coulant dans la matière orchestrale, dénuée de tout vibrato, pour mieux le convoquer dans les notes structurantes de la déclamation. Les sons aigus sont abordés par le haut de la note, comme pour leur donner plus d’éclat et de justesse. Quelques petites interruptions dans la ligne signalent la difficulté du rôle, a fortiori dans une conception qui privilégie la retenue, rythmique et dynamique, pour mieux laisser exploser, dans le rôle-titre, les confins de la douceur et de la violence, la spiritualité qui pardonne et l’animalité qui condamne.
La soprano Amina Edris interprète une Adalgisa à la mesure (et donc aussi à la hauteur vocale) du rôle-titre. Elle s’empare, dès son apparition sur scène, du tragique de la partition. La voix est longue, enrobée d’épices safranées comme de poussières d’étoiles, tant dans son medium que son aigu. Elle enroule et déroule les vocalises du bel canto, soulignant les mots-clés de sa partie pour les faire naître et les gonfler jusqu’à l’explosion libératrice, comme des traits ornementés que se plaisait à insérer Chopin, compositeur-pianiste inspiré par Bellini, entre les notes importantes de ses thèmes. Elle joue sur les dynamiques par paliers pour attirer la ligne vocale vers les sommets de l’émotion.
Les duos que forment les deux chanteuses sont des moments de ravissement, superposant et entrelaçant l’étoffe soyeuse ou froufroutante de leurs timbres, avec une synchronie particulièrement travaillée.
Le ténor Michael Spyres est ici Pollione vêtu d’une tunique ceinturée, vaillant et inspiré, davantage qu’en Idoménée corseté par la mise en scène (à laquelle il participe au Théâtre de l'Archevêché avant et après cette unique Norma). Les aigus sont atteints avec un peu de raideur, vite amortie par une science du chant et une expressivité à fleur de peau qui permet au chanteur d’épouser, au cœur même de son timbre, les changements d’harmonies et de tonalité de la partition. Le coffre et la projection sont deux ressources qu'il mobilise pour endosser le rôle caméléonesque de l’officier romain. Le travail des dynamiques est également soigné et saisissant lorsqu’il s’opère au sein même d’une ascension vocalistique.
L’Oroveso de la basse polonaise Krzysztof Bączyk est confondante. Sa carrure, faite de verticalité, entre certes en jeu, mais l’instrument est pleinement mis au service de ce rôle patriarcal par excellence. Il en a la dureté implacable, quand il déclame avec une diction d’airain, ses paroles d’autorité. Mais il en a également la douceur, lorsque son extrême grave vient à creuser le lit du chœur, conçu par Bellini, comme le porte-voix du personnage.
Le Flavio de Julien Henric s’impose en peu de mots, avec une voix nerveuse, incisive, ourlée d’harmoniques lumineuses, tandis que ceux que profère la Clotilde de Marianne Croux tiennent vaillamment leur place lorsqu’ils sont adressés à Norma.
Riccardo Minasi dirige sa propre édition critique, à la tête de l’Orchestre Ensemble Resonanz, spécialisé également dans ce travail musicologique. Sa gestique sépare clairement les plans sonores, tandis qu’elle use de mouvements de mains et de bras particulièrement chorégraphiques, souplement chaloupés. Il tire de la phalange des fanfares tonitruantes – jamais dures – comme des moments suspendus, éthérés – jamais détimbrés. La conception d’ensemble allie le cristallin et le vaporeux, grâce au travail de la couleur (les vents, dans leurs majestés comme leurs mélopées) et de la texture (les cordes, dans leurs entrelacs comme leurs pizzicati).
Mais le protagoniste principal, avec qui tous les musiciens, instrumentistes et chanteurs, composent, est le silence, élément ici omniprésent (religieusement investi et prolongé à chaque occasion), élément ambivalent, en ce qu’il absorbe et galbe, en même temps, le sonore musical. Gorgé de sens, le silence confère aux forces scéniques réunies leur fini comme leur fragilité, ce qu’assument vaillamment le chef et ses troupes.
Les Chœurs de l'Ensemble Pygmalion (eux aussi impliqués dans Idomeneo), préparés ici par Lionel Sow, répartis sur deux rangées, masculine et féminine, produisent, avec un effectif relativement réduit, toutes les voix du collectif que réclame la partition, du vaporeux arc en ciel aux accès de vengeance.
Le public applaudit avec ferveur un spectacle qui s’offre comme une respiration concertante bienvenue, au cœur de l’été scénique aixois déconcertant. Il se lève, finalement, sans se concerter, lors de l’ultime apparition de Karine Deshayes, (casta) diva de la soirée.
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