Rossini Mania avec Cecilia Bartoli dans Le Turc en Italie : l'Opéra de Monte-Carlo à Vienne
L'Opéra d'État de Vienne reste ouvert une semaine de plus pour cette « Rossini Mania », l'occasion pour le Directeur de la maison autrichienne Bogdan Roščić de réparer le fait que Cecilia Bartoli n'a jamais chanté in loco. L'artiste ayant reçu carte blanche, elle vient ainsi avec son compositeur adoré Rossini (pour La Cenerentola, Le Turc en Italie et un concert de gala), avec de prestigieux solistes et l'équipe artistique de l'Opéra de Monte-Carlo.
La mise en scène de Jean-Louis Grinda est un testament de fidélité à la grande école classique. La perspective (du décor comme de la dramaturgie) est maintenue, droite tout au long du spectacle, au risque d'une forme de monotonie malgré des changements de situations d'arrière-plan. Les vidéos de Gabriel Grinda et Julien Soulier, dans le style de la comédie de Chaplin, apportent un éclat de charme anachronique, qui ne dure malheureusement que très brièvement (en l'absence d'une finalité claire en lien avec l'histoire). Les costumes de Jorge Jara, frôlent sans ironie les clichés du Carnaval mélangés à ceux des Mille et une nuits, surtout sous la lumière fantaisiste de Laurent Castaingt.
Mais le public est visiblement venu pour Cecilia Bartoli et sa Fiorilla éclatante : une vraie bonne vivante dont les manières mêlent habilement la coquetterie et l'élégance d'une grande dame, qui n'hésite pas à intégrer de temps en temps des piqures d'ironie. La présence éclatante est entièrement égalée par la brillance vocale. Le timbre, d'une densité granuleuse très particulière, apporte une dimension supplémentaire au personnage qui pourrait sans cela très vite tomber dans les stéréotypes. La précision des ornements est impressionnante et sereinement maîtrisée, produisant une résonance richement texturée qui est aussi expressive et réfléchie. Cette maîtrise se reflète également dans les ondulations souples et nuancées entre les registres, avec finesse, précision, et aussi espièglerie. La descente vers le registre bas séduit tout en restant imposante, et les montées facilitent avec grande aisance des éclats veloutés et dignes, jamais percés même dans les pointes les plus hautes. Tout cela, avec la diction modèle qui maintient sa clarté même pendant les débits les plus rapides, vient confirmer une fois encore et bien concrètement son digne statut de diva.
Ildebrando d'Arcangelo (Selim) parvient heureusement à combiner son charisme scénique avec son timbre digne pour tenir la dragée à la Bartoli par un timbre sombre, velouté et dense, se manifestant naturellement dans les récitatifs et, dans les arias avec un brio mélodieux et décidé. En duo, les deux timbres se complémentent et se complimentent délicieusement et expressivement dans les contrastes entre les registres. Face au chœur, sa puissance vocale se fait encore plus remarquer, non pas dans une manière qui cherche à dominer, mais plutôt naturellement imposant. De plus, son approche détendue du rôle donne à celui-ci une dimension humaine, qui se révèle très efficace contre les stéréotypes propres au fantasme démodé de l'Orient.
Nicola Alaimo (Geronio) est drôle à souhait, même si le soulignement excessif du comique du personnage en coûte à sa présence scénique. Malgré cela, le timbre et la puissance vocale sont remarqués. Les percées sont très agréables puisqu'elles maintiennent leur rondeur et sont dotées d'une riche mélodicité. La densité du timbre est mise surtout en valeur par la concentration sonore, au centre de la résonance dans le registre médian, notamment dans les élans avec des notes longues, mais aussi dans les débits des mots très rapides. Il fournit le poids nécessaire au trio avec Fiorilla et Selim. Barry Banks (Narciso) est drôle lui aussi, parfois même un peu trop pour être pris au sérieux (et menant à se demander s'il s'agit d'un artifice pour compenser ses transitions vocales abruptes). Dans les meilleurs moments, le timbre se dote d'une clarté transparente et, dans les pires, la voix se tend jusqu'à la limite de l'essoufflement (notamment dans les passages rapides). Giovanni Romeo (le poète Prosdocimo) maintient pour sa part un bon équilibre entre la mélodicité et le comique dans le chant (mélodieux et régulier dans les arias et dans les récitatifs), sachant ponctuer ses lignes de manière vive sans perdre le naturel et la régularité.
Le timbre conventionnellement plaisant de Josè Maria Lo Monaco (Zaida) reflète fidèlement son adhérence au belcanto rossinien. Ce timbre velouté se teinte toutefois légèrement de métal dans le registre médian, fournissant une acre ferme à tout l'ambitus ferme. Si les montées sont parfois trop abruptes et créent une résonance trop granuleuse qui désavantage les notes longues, le registre bas saisit bien les passions de la femme trahie et l'ardeur rebelle digne d'une Carmen.
L'Albazar de David Astorga alterne entre un caractère vif et presque effacé, d'un chant et timbre adapté pour ce type de rôle.
Le Chœur de l'Opéra de Monte-Carlo accompagne et apporte un soutien aux solistes par leur sens de l'unité mais certains moments plus dynamiques et plus vifs seraient attendus, surtout lorsqu'il s'agit des moments décisifs de chaque acte. La régularité et la finesse du chant dans l'ensemble n'emportent pas moins l'adhésion.
Gianluca Capuano à la direction des Musiciens du Prince-Monaco démontre sa maîtrise concrète de la spécificité et de la finalité de cette musique : la masse sonore privilégie la netteté facilitant des transitions cohérentes et naturelles entre l'aria et le récitatif. La fibre mélodique s'impose sans oublier de soutenir les solistes dans leurs élans autant qu'en leur offrant un flux pur et transparent.
La réaction enthousiaste du public pour ce spectacle et la diva confirme combien la Rossini Mania a envahi la ville.