Salomé au Festival d’Aix-en-Provence : une esthétique de la distance
Cette production repose en particulier sur une direction d’acteur sensible et épidermique, faite d’une grammaire de gestes, d’allures de déplacement et d’occupation de l’espace à la fois esthétique et symbolique. Les personnages entrent en continuité avec le décor et parfois s’y fondent. Ces décors de Raimund Orfeo Voigt offrent un contrepoint ainsi qu’un support aux personnages, soit abstrait (une pièce noire au sol accidenté par des dalles brisées), soit fonctionnel (une salle à manger et une salle de bain surexposées par une lumière crue). Deux types de scènes, en effet, se succèdent en fonction des moments dramatiques, selon un système de boîte coulissante, de gauche à droite. La première est plongée dans une obscurité qu’éclaire la lune. L’autre représente les lieux du quotidien, meublés selon les codes du Bauhaus (courant architectural allemand, du début du XXe siècle comme cet opéra). Dans ces scènes, des références à des tableaux, telle La Cène de Léonard de Vinci, saisissent les personnages dans des compositions statiques ou ralenties, le temps d’un cliché photographique. Les personnages sont captés par des lumières (Alexander Koppelmann) qui, dans les scènes sombres, produisent des halos à la manière des photographies de stars en noir et blanc d’Harcourt. Toute la représentation se passe derrière un rideau de gaze noire, qui confère à la dimension visuelle du spectacle, une distance, celle d’un film capté sur un support argentique : distance temporelle du mythe biblique, distance géographique de la Galilée, distance entre les personnages repoussant autant que possible le toucher.
Les protagonistes, tels des demi-lunes, s’offrent ainsi en pâle reflet d’une grande lune blanche, qui se meut avec des rebondis, comme un ballon gonflé à l’hélium et soumis au souffle de la brise. Cette lune, en apesanteur, est le ballon avec lequel joue Salomé, cette petite fille capricieuse, qui « demande la lune » à Herodes, avant de devenir une folle à abattre. La référence à la Commedia dell'arte, sur le mode schönbergien du Pierrot lunaire, est ainsi constante. Les costumes d’Alexandra Charles sont également travaillés par la lumière, pour produire une osmose scénique dans laquelle tous les constituants semblent se fondre les uns dans les autres. Le noir et le blanc y sont privilégiés, avec quelques touches d’encre bleu-marine. Les étoffes sont soyeuses et épidermiques pour Salomé et sa mère Hérodiade, plus rêches pour les vêtures masculines, qui empruntent souvent aux codes militaires de l’époque de la composition de l’œuvre.
La chorégraphie de Beate Vollack, pour la Danse des sept voiles, est faite de déplacements lents et de mouvements rampants, effectués par quatre différentes versions de Salomé. Elles viennent se floquer ou s’engouffrer dans les replis de la scène obscure, cette boîte noire qu’est le désir, par un jeu d’effets spéciaux.
Le plateau des interprètes présente une homogénéité remarquée, l’ensemble des chanteurs étant pleinement investi par l’énergie propre à l’œuvre et à sa lecture scénique, et capables de faire sonner et résonner les phonèmes de la langue allemande, avec ses souffles et ses cliquetis.
Le rôle-titre est confié la soprano Elsa Dreisig, qui se montre confondante de souplesse vocale et psychologique dans ses longues scènes. Sa voix opaline de petite poupée mutine ou butée se lève et s’élève avec la lune à la faveur d’amplifications légères et étirées, pareilles à l’ouverture d’un grand parachute de satin blanc ou d’ailes de colombe. Si le grave de sa tessiture est souvent évanescent, hormis lors de ses demandes insistantes d’obtenir la tête de Jochanaan sur un plateau d’argent, ses saillies vers les aigus, perçants ou filés comme de la soie, accompagnent les mouvements ronds de son corps désirant. Son instrument s’empare du timbre chaud de la clarinette, plus amer du hautbois, en fonction des émotions d’enfant terrible qui la traversent et la secouent.
Le Jochanaan de Gábor Bretz, au charme inquiétant, a bien la voix sonore d’un prophète, surgissant des coulisses ou d’un sol qui paraît avoir vécu un tremblement de terre ou s’effriter sous les coups de boutoir de sa tête. Ses récits sont chantés avec le désir obsessionnel de Salomé. Les larges et lourds piliers dont il balise sa ligne de chant confèrent une dimension auto-réalisatrice aux prophéties qu’il annonce. Sa projection est saisissante, lestée par des graves de grotte profonde, tandis qu’il semble avoir toujours de la réserve de puissance, même lorsqu’il déclame depuis sa seule tête, posée sur la table du banquet.
L'Herodes qu’incarne John Daszak en a la veulerie, autant posturale que vocale. Les couleurs de son timbre se font insaisissables, fluctuant avec légèreté et virtuosité entre les tessitures de ténor et de baryton, produisant volontairement quelques glissandi « baveux ». Il se tient aux aguets, de ses désirs comme de ses effrois, à l’aide d’une projection sans faille et d’une diction virtuose de l’Allemand du quotidien.
L’Herodias de la soprano allemande Angela Denoke en a la mise lascive d’araignée (long châle de dentelle noire) comme la langue de vipère. Le timbre qui en émane se tient dans l’inquiétante étrangeté d’une mère protectrice et abusive, tantôt paré de velours tantôt parsemé d’érayures. La ductilité de son organe rejoint celle de sa progéniture, le tout dans une nuance plus ténébreuse. Le couple coupable qu’elle forme avec Herodes sent le théâtre de Boulevard, revu et corrigé avec l’humour cruel d’Oscar Wilde. À la solennité du propos biblique s’opposent des considérations terre à terre sur la vie de famille : « Vois comment tu élèves ta fille », « N’écoute pas ta mère », « Elle est vraiment la fille de sa mère »…
Joel Prieto compose en Narraboth un personnage fringant et protecteur, au timbre d’ambre et d’écaille, à la ligne de chant souple et amoureuse.
Les nombreux personnages secondaires, formant l’entourage de la cour d’Herodes, accomplissent leurs rôles brefs avec une même qualité scénico-vocale. Le club des cinq juifs (Léo Vermot-Desroches, Kristofer Lundin, Rodolphe Briand, Grégoire Mour et Sulkhan Jaiani) sont autant de compagnons du chant, qui accomplissent leur déclamation avec ardeur, accompagnée d’une gestique de cinéma muet. Le Page d’Herodias de Carolyn Sproule est un rôle travesti au timbre de mirabelle, tandis que la jeune soprano Katharina Bierweiler a bien de la grâce (une esclave). Un rôle double (Premier Nazaréen / Un Cappadocien) est assuré avec solidité par le baryton Kristján Jóhannesson, le deuxième Nazaréen reposant sur les larges épaules vocales du baryton français Philippe-Nicolas Martin tandis qu'Allen Boxer accomplit le sien en Soldat avec la profondeur de son organe de baryton et la verticalité de sa stature.
Le chef allemand Ingo Metzmacher est à la tête de l’Orchestre de Paris, qui a montré la veille sa maîtrise de l’écriture complexe et opulente propre au post-romantisme germanique, de Mahler hier à Strauss aujourd'hui. La phalange, dirigée depuis une main plus sensuelle et ironique que celle d'Esa-Pekka Salonen, se tient dans la même énergie inquiète, le même langage paroxystique appelant les cuivres, les percussions, et les instruments des profondeurs, tel le contrebasson. Mais elle prend dans l’opéra une tout autre direction, troquant l’apothéose pour l’apocalypse. Le chaos orchestral grouille de toutes les combinaisons de timbres et de textures possibles avec une telle minutie que, à l’instar de la distance scénique, une autre distance est produite par le chef, qui confère à son ensemble la finition de l’enregistrement au disque.
Comme la résurrection, la décapitation, vient interroger cruellement notre présent. Le public, sort de son silence profond pour applaudir longuement cette deuxième proposition donnée sous les auspices du Grand Théâtre de Provence.
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