La Gioconda dans une Sérénissime Cité de Cristal à La Scala de Milan
Le metteur en scène Davide Livermore (habitué de la maison scaligère) opte pour une vision onirique mais bien compréhensible du public (suivant la narration de l'œuvre en estompant ses tragiques retournements mais sans négliger l'impact visuel), avec même un fil rouge immersif. S'inspirant du monde fantastique du dessinateur français Moebius, et plus précisément de Venise Céleste, il opte pour une "Ville de cristal”. Cette Venise de verre et de bâtiments tournants (décors de Giò Forma) plonge dans des scènes immersives accrues par les projections vidéo D-Wok et offre une perspective déformée voire aveuglante, rapprochant le spectateur de la vision de La Cieca (cette aveugle et tragique mère de Gioconda devenant ainsi le regard humaniste unifiant la production).
Les lumières conçues par Antonio Castro ont les couleurs de la cité lagunaire en novembre. Les costumes raffinés de Mariana Fracasso, allant du XVIIIe siècle aux premières décennies du XXe siècle, rappellent les masques du carnaval vénitien, autant que les royales couleurs de la Cité des Doges (bleu céleste et marial de Laura, lamé doré de Gioconda, entre élégantes rayures beiges).
Anna Maria Chiuri incarne cette Cieca avec un registre de velours, mais au phrasé clair et coloré. Sa grande aria (également à retrouver dans notre série Air du Jour présentant cet opus en vue de la production aux Chorégies d'Orange cet été) s'enflamme presque. Le vibrato précis sait allumer d'un clair-obscur le trio du premier acte aux douces nuances, maternelles et rassurantes, autant que douloureuses.
La soprano Irina Churilova incarne Gioconda (en alternance avec Saioa Hernández qui sera à Orange ce 6 août). Sa voix est soutenue avec une matière épaisse mais une diction prononcée, et une déclamation animée par des notes graves. Son doux lyrisme et ses aigus tenus avec chaleur en font aussi une lionne, téméraire et intrépide, mais profondément mélancolique et endolorie.
Daniela Barcellona, longuement applaudie en Laura traduit à la fois la noblesse du personnage par sa voix ronde et homogène, son caractère combatif par la vivacité de son phrasé, et sa piété lui servant de refuge avec un timbre lumineux.
Stefano La Colla aborde Enzo Grimaldo (comme il le fera cet été aux Chorégies d'Orange : comme il nous le présente dans un épisode en Air du Jour), avec audace grâce à une voix volumineuse, qui résonne aisément dans la grande salle milanaise (prometteur pour le Théâtre Antique). Le drame est mesuré par le contrôle vocal, mais la riche texture du timbre rend les vives couleurs du texte et de la ligne de chant vindicative. À la proue du grand voilier, sa Romance "Cielo e mar" brave les vents, se projetant vers l'horizon avec une impatience amoureuse. Finalement, il joint sa voix à celle de Laura dans un adieu reconnaissant envers Gioconda, l'occasion de faire montre de notes aiguës précises.
Erwin Schrott incarne Alvise de sa basse au timbre bruni, avec un grain de voix large et étendu. Son assurance dans les projections (même vers l'aigu) traduit sa métamorphose scénique, d'abord en docile époux, mais pour mieux devenir impitoyable juge Inquisiteur contre sa femme Laura (en passant par la blessure de l'amoure propre, la doucereuse barcarolle et la solennité vengeresse).
Roberto Frontali incarne un Barnaba sinistre, caché dans la foule des chœurs et des bals, il s'élève soudain par l'altitude expressive de sa voix à la diction sculptée. Sa vocalité implacable, rugueuse et d'éclairs sombres émerge dans un cantabile obsédant (marquant son empreinte de démon assoiffé).
Zuàne le régatier (Fabrizio Beggi) et Isèpo le scribe (Francesco Pittari) marquent par les accents de leurs voix et l'univers Orange mécanique dans lequel ils évoluent. Ernesto José Morillo Hoyt en pilote et Alessandro Senes (Barnabotto) affirment eux aussi leurs attaques dans leurs petites parties.
Le chef Frédéric Chaslin construit des phrasés minutieux mais dédiés à suivre le chant, avec autant de soin dans les passages délicats ou déchaînés. Les instruments sculptent leurs timbres avec expressivité, mais sachant nourrir une matière sonore vive, stimulante et déchirante. Même les scènes d'émeutes restent lisibles et la fosse garde elle aussi son fil rouge, celui du destin menant La Gioconda vers le drame.
Les interventions stimulantes du Chœur maison (préparé par Alberto Malazzi) soutiennent la puissance des attaques avec des couleurs fortes, par des moyens clairs et robustes. Joyeux et dansant dans le Carnaval, le chœur est animé pour le triomphe de la régate, agressif dans la colère, aussi bien que recueilli dans la religiosité de l'Angelus. Le chœur se réunit notamment avec vigueur en plein équipage maritime (avec même des tenues de pluie) dans une atmosphère sonore de tempête.
Pour la célèbre Danse des Heures (qui sera l'ultime épisode de notre Série de présentation), le chorégraphe Frédéric Olivieri oscille entre l'andante (allant) éthéré, et l'entraînant galop de tutus et de pointes virevoltant (les danseurs de l'Académie maison soutenus par des câbles invisibles renforcent la dimension fantastique de cet épisode et de cette mise en scène).
Le public attentif applaudit chaleureusement tous les artistes et ce spectacle réunissant la tradition avec une vision moderne et stylisée.