Tosca à Nancy, entre l’épure et le déferlement baroque
Le parti pris de la mise en scène de Silvia Paoli consiste à centrer l’action sur le personnage de Scarpia, vu dans cette proposition comme l’incarnation du mal. Scarpia, considéré comme le plus parfait méchant de l’histoire de l’art lyrique, y est présenté comme un sadomasochiste hygiéniste, obsédé par une propreté destinée à masquer sa propre pourriture intérieure. L’obsession du personnage pour les surfaces immaculées explique l’épure qui caractérise, tout au long des trois actes de l’opéra, les décors dans lesquels se déroule l’action : un simple échafaudage caché par un rideau pour l’acte I, une table rectangulaire couverte d’une nappe pour le II, un sol blanc et lisse pour le III.
Dans cet espace évoluent des figures anxiogènes sorties du monde angoissant et fantasmagorique qui semble habiter ce personnage complexe et redoutable entre tous : des enfants plus ou moins malmenés par les prêtres pour l’acte de Sant’Andrea della Valle, huit diablotins vraisemblablement inspirés de bandes dessinées d’Art Spiegelman pour figurer les horribles sbires aux ordres de Scarpia, des religieuses vêtues de blanc destinées à satisfaire les pulsions sexuelles de ce dernier, divers prélats dont les robes rouge sang pourraient évoquer le rôle politique joué par le Vatican lors de sombres périodes de l'histoire. Les costumes, notamment la robe-cloche de Tosca au premier acte, rappellent même les années 1940-1950. Le cadre glaçant dans lequel se joue l’opéra de Puccini se peuple ici et là d’images fortes et poignantes, tel le tableau vivant sur lequel se clôt l’acte I, une représentation baroquissime de la crucifixion de l’apôtre André, œuvre peinte en 1650-1651 par Mattia Preti et qui orne aujourd’hui encore les murs de l’église Sant'Andrea della Valle. Au deuxième acte, c’est le corps de Scarpia lui-même, dévêtu après le meurtre par sa meute de sbires, qui semble évoquer la crucifixion christique.
Ces amas de chair, qui mettent en avant la thématique du corps outragé, trouvent leur accomplissement à la fin de l’acte III lorsqu’un lever de rideau dévoile l’effrayant charnier humain constitué des précédentes victimes du chef de la police romaine. Cet univers à la fois minimaliste et hyper-saturé est parfaitement en phase avec la vision que se fait Silvia Paoli de l’opéra de Puccini, ouvrage caractérisé par un livret concis mais riche ainsi que par une musique puissante et toujours efficace, quoique marquée par la plus grande économie de moyens.
La distribution réunie sur le plateau de l’Opéra national de Lorraine est dans l’ensemble d’une grande homogénéité, et contribue par ses choix à conforter la vision souhaitée par la mise en scène. Salome Jicia est une Tosca aux moyens vocaux plutôt modestes, ceux d’une soprano dramatique colorature rompue aux grands emplois de Mozart, Rossini ou Bellini, mais pas d’une habituée des grands rôles verdiens ou pucciniens. De manière à dominer vocalement le rôle, elle recourt ainsi à tous les artifices du métier, d’où une certaine tendance à gonfler les graves, à chercher les sons dans les joues ou à tendre les aigus, souvent émis à la limite de la stridence. Ce n’est que dans les moments véritablement lyriques, notamment pour "Vissi d’arte", que le legato joliment vibré parvient à s’imposer pour créer des moments de beauté vocale. À ses côtés Daniel Mirosław est un baryton plus jeune que les Scarpia habituels, ce qui ne fait que souligner la vigueur de la perversité inhérente à ce personnage que la mise en scène fait le choix de mettre en avant. Dotée d’un volume appréciable, la voix est d’une agréable couleur chaude qui pourrait presque faire croire à un timbre de basse (y compris en raison de certaines difficultés avec les notes les plus aiguës de la partition).
Des trois protagonistes, le Mario du ténor kosovar Rame Lahaj fait visiblement le plus grand effet, en dépit d’un relatif manque de puissance pour ce rôle aux accents parfois héroïques. Son "Vittoria!" n’est pas le plus mémorable qui soit, mais la voix est très joliment timbrée et le jeune ténor, dont le jeu scénique est fluide, convaincant et naturel, est capable de délicates nuances dans son évocation des « dolci mani » au troisième acte.
Tomasz Kumięga continue d'affirmer les promesses de son baryton avec style en Cesare Angelotti (donnant envie de l'entendre dans des rôles plus développés), tandis que l'organe sonore et vibrant de Daniele Terenzi donne force et conviction au rôle épisodique du sacristain, transformé ici en complice maléfique de l’épouvantable Scarpia. Parmi les sbires de ce dernier, Marc Larcher campe un inquiétant et fascinant Spoletta, grâce notamment à un instrument souple et bien placé dans la grande tradition de ces comprimarri italiens qui savaient en quelques phrases créer un personnage haut en couleurs. La basse Jean-Vincent Blot impressionne aussi en Sciarrone par son placement vocal, tandis que de la soprano Heera Bae, dont la voix est issue de la coulisse, sait donner l’illusion d’être celle du jeune enfant déambulant sur la scène.
Si l’Orchestre placé sous la baguette du chef Antonello Allemandi manque parfois de dynamisme -pour ne rien dire de quelques accidents au niveau des cuivres-, le Chœur de l’Opéra national de Lorraine fait preuve comme d’habitude de la plus grande conviction. Il est pour la circonstance rejoint par le Chœur d’enfants du Conservatoire régional du Grand Nancy, particulièrement pétillant de jeunesse, de fraicheur et d’enthousiasme.
Le public fait un triomphe mérité à cette production stimulante théâtralement et musicalement.