La Traviata à Saint-Etienne, éclatante égarée
Déjà vue dans ce même Grand Théâtre Massenet en 2013 (ainsi qu’à Monte-Carlo), cette Traviata mise en scène par Jean-Louis Grinda fait ici de Violetta une véritable “égarée”, pour reprendre le terme mis en avant dans le programme de salle. Une égarée qui, en l’occurrence, brûle les derniers feux d’une vie de luxe et de débauche dans une demeure aux murs délabrés éclairés par quelques bougies, où de grands miroirs poussiéreux témoignent autant d’un passé fastueux qu’ils renvoient la “dévoyée” à l’image de sa propre déchéance. Les décors d’une froideur assumée cohabitent à l’occasion, notamment à l’acte II, avec des pans de murs bien plus luxueux et lumineux, comme pour offrir à Violetta une ultime incursion dans ce monde de l’excès et de l’opulence qui, autant que la maladie, la conduit finalement à sa propre perte.
La mise en scène fort efficace en somme est respectueuse de l’esprit et de l’époque du livret, le tout se trouvant ici servi par les décors très travaillés de Rudy Sabounghi, qui dépeignent aussi crûment l’univers de la pauvreté dans lequel expire Violetta qu’ils magnifient cet environnement mondain dans lequel elle vient une dernière fois chercher la lumière dans l’amour d’Alfredo. Les costumes de Jorge Jara ne sont pas moins éloquents, poussant dans un minutieux détail la description des différents types de personnages : robes à corsets et bottines à lacets pour les sœurs de débauche de Violetta, costumes et queues de pie pour les représentants de la bourgeoisie, jolis habits de lumières pour les matadors. Quant à Violetta, elle est vêtue d’une robe d’un rouge-violet dont l’éclat est d’autant plus vif qu’il détone absolument avec le sombre et noir destin qui lui est promis.
Le rôle-titre justement, qui devait initialement revenir à Vannina Santoni (finalement à court de forme après son récent accouchement), revient à Ruth Iniesta qui capte l’attention non seulement par la couleur de sa robe, mais surtout par sa voix dont la ligne expressive et ondoyante sert idéalement l’incarnation d’un personnage oscillant entre fraîcheur, frivolité et déchéance. La soprano dispose d’un outil puissant dont elle ne pousse jamais l’emploi dans des excès trop sonores, préférant user d’un mezza voce teinté d’apitoiement pour dépeindre désespoir et fragilité d’une intensité croissante. Le “Sempre libera” est porté par une certaine candeur bien plus que par un véritable feu intérieur, ne rendant cette Violetta que plus touchante. Quant au “Addio del passato”, il se veut d’abord la réflexion à haute-voix d’une âme en peine, avant de se conclure, à terre, comme un cri déchirant de nostalgie et d’amour perdu, l’égarée ne se relevant que pour faire un pas de plus vers une mort ici jouée avec une force poignante.
Aux côtés de cette Traviata, Alfredo est campé par Thomas Bettinger, récent Lancelot ici-même, qui effectue là une prise de rôle remarquée. Avec sa voix sonore et assurée, ample pour ne rien gâcher, le jeune ténor campe un personnage moins fougueux et tempétueux que quelque peu innocent et fragile, qui semble vivre là son premier grand amour dans l’ombre d’un père qu’il convient de ne point contrarier. D’abord ingénu, comme en retenue, et toujours porté par une indéniable énergie, cet Alfredo un peu bohème prend une envergure nouvelle à partir d’“O Mio rimorso” saisissant de sonorité et d’éloquence dramatique.
La figure paternelle de Germont est confiée à André Heyboer qui donne de l’envergure au rôle par sa grandeur de taille et son charisme évident, mais surtout par son autoritaire et râblée voix de baryton d’une profondeur presque sépulcrale. Les grands airs du rôle sont chantés avec longueur de souffle et un legato de noble tenue. Valentine Lemercier est une Flora pleine de fraîcheur et de spontanéité, avec sa voix vive de timbre et joliment vibrée, émise qui plus est avec l’assurance d’une jeune chanteuse à l’expérience toujours plus étoffée.
Le rôle d’Annina est porté par Reut Ventorero, qui campe une servante loin d’être tout à fait en retrait, tant sa voix est fleurie et bien projetée, assise sur un medium solide et teintée d’une crédible affliction dans les duos avec Violetta. En Douphol, Jean-Gabriel Saint-Martin use savamment de son baryton chaud et solidement projeté, le Grenvil de la basse Luc Bertin-Hugault s’illustrant par un jeu d’une juste solennité et une belle ardeur de timbre. La voix énergique de Raphaël Brémard sert efficacement le rôle de Gastone, tout comme le baryton de caractère de Timothée Varon sied au rôle du Marquis d’Obigny.
Dans ce spectacle qui fait la part belle à la danse, donnant un relief tout particulier au chœur des bohémiennes et des matadors, Eugénie Andrin signe une chorégraphie qu’elle interprète elle-même à renfort de pointes grâcieuses et d’un sens aigu de l’équilibre, se montrant bien plus agile que ces matadors machos qui viennent tenter de l’imiter en des élans de virilité si poussés qu’ils en deviennent volontairement risibles.
Le chef Giuseppe Grazioli parvient à tirer des pupitres de l’Orchestre Symphonique Saint-Étienne Loire une force expressive ne cessant de gagner en densité à mesure de l’avancée de l’intrigue, les deux préludes étant d’une solennité propre à n’appeler qu’un silence de cathédrale, avec des cordes à la passion vibrante et hautement lyrique sans forcément pousser dans des élans de sonorité trop excessifs. Enfin, le Chœur dirigé par Laurent Touche dégage son homogénéité, en plus de voir ses membres faire montre d’une appréciable énergie scénique. De quoi concourir à part entière au joli succès remporté par cette Traviata, sublimée tant par les voix que par la haute tenue de ses éléments scéniques. Le public ne s’y trompe pas, saluant le spectacle d’une chaleureuse ovation.