Enoch Arden au Kammeroper de Vienne : la psyché de l'isolement
Isolé sur une île suite à un naufrage, le capitaine du navire « Annemarie », Enoch Arden s'évade dans ses hallucinations, celles des temps plus heureux. Dans l'œuvre originelle composée par Ottmar Gerster en 1936, Enoch parvient, après 12 ans, à retrouver la terre ferme et sa femme, Annemarie qui, croyant son mari mort, a épousé entre-temps le meunier Klas. Lors d'une fête, Annemarie ne reconnaît plus même son mari en passant à côté de lui. Découragé, Enoch se noie dans la mer. Dans la synthèse de Roland Geyer (concluant actuellement son intendance du Theater an der Wien), la dégradation mentale du marin qui le conduit au suicide sert de point de départ pour condenser et reconstruire l'opéra, en forme d’enquête psychologique. Sans perdre de vue la composition d’origine et s’appuyant sur les épisodes dramatiques centraux de l'isolement d'Enoch Arden, cette proposition s'interroge sur les thématiques de l'espoir, de l'hallucination et du cauchemar. Contrairement au livret, Enoch ne parvient plus ici à revenir sur terre. La disposition dramatique reste même intentionnellement vague quant au destin du capitaine et conduit à deux interprétations possibles : soit il reste sur l'île jusqu'à son suicide, soit il est déjà mort dans le naufrage (et rien de ce qui est présenté sur scène n'est donc réel). Le réalisateur David Haneke vient achever la distanciation scénique, menant aux frontières entre le réel et l'hallucination, entre représentation théâtrale et cinéma.
Un canot de sauvetage couvert de sable est installé au centre de l'espace scénique, parmi des projections créant une illusion de largeur spatiale et représentant les hallucinations d'Enoch Arden isolé. Les autres personnages et le chœur sont donc des fantômes, pourtant traités avec soin et valorisant les performances remarquées des jeunes chanteurs parmi la distribution.
Le rôle-titre est confié au baryton héroïque Markus Butter, qui s'impose aisément grâce à une forte présence scénique et son timbre de fer. Sa résonance particulière, sombre et dense dans les descentes et le registre bas éclate d'une rondeur perçante dans les montées et les sommets (ce qui permet au chanteur de saisir toutes les nuances émotionnelles de son personnage). Les deux aspects du timbre sont particulièrement poignants et parfois même angoissants dans le décalage entre l'exaltation hallucinatoire et la brutalité du réel, notamment lors du chant d'amour pour sa femme Annemarie (et son navire portant le même nom). Le caractère ténébreux de la voix se déploie crescendo dans la densité mélodieuse ponctuée de piqures déclamatoires, qui s'accumulent comme autant d’espoirs fugaces jusqu'à l'écroulement final.
Valentina Petraeva “incarne” Annemarie, femme d'Enoch. Elle ne se contente pas de l'image simpliste d’une femme bourgeoise rêvant d'une vie domestique tranquille (postulée par le texte originel comme contraste avec son mari aventureux). Son timbre imposant permet au personnage de s'exprimer dans de riches nuances émotionnelles. Le registre moyen charme par sa rondeur et sa chaleur, en se montrant tout de même capable de glisser dans le côté ténébreux des descentes lorsque la ferveur est éclipsée par l'angoisse et la colère (à chaque fois qu’Enoch évoque “l'autre Annemarie” et “le cri de la mouette” : le navire et l'aventure). Le registre haut démontre sans hésiter une brillance voluptueuse, foudroyante et dramatiquement concentrée, dont la subtilité texturale témoigne de sa grande maîtrise intérieure. La dernière rencontre scénique avec Enoch donne aux deux timbres l'opportunité de se complémenter harmonieusement dans la texture comme dans l'intensité, tout en manifestant efficacement le refus conscient de reconnaître son ancien mari, assumant ainsi sa propre maxime : « Das Leben geht weiter » (La vie continue).
Le ténor Paul Schweinester, remplaçant de dernière minute d'Andrew Morstein souffrant, offre à cet égard une performance suffisamment solide dans le rôle de Klas. Le timbre est équilibré et régulier, d'une agréable texture onctueuse qui attire surtout pendant les élans chantants. Si la puissance est souvent éclipsée dans les montées d’Enoch et Annemarie dans les trios, le jeune chanteur parvient tout de même à maintenir une présence vocale et scénique convaincue en s’appuyant sur un sens de la collaboration collégiale.
Le Chœur Arnold Schoenberg sous la direction d'Erwin Ortner peuple le monde hallucinatoire en villageois et invités de la fête de mariage. Leur unité se maintient de bout en bout, pimentée par une mise en valeur des textures individuelles rendant leur échange avec les solistes à la fois plus vif et naturel. Le choeur soutient et met également en valeur la densité du timbre de la basse Ivan Zinoviev (le maire) avec un équilibre de la dynamique collective. Enfin, Samuel Wegleitner, membre du Chœur des enfants de Vienne (Wiener Sängerknabe) montre la pureté et la transparence de son timbre en fils d'Enoch Arden, dont l'innocence des manières et de la voix suggère une signification plus sombre, comme pour résumer l'idée de Roland Geyer : “l'ange de la mort” qui convainc Enoch de recourir à cet extrême.
La direction musicale de Walter Kobéra souligne les moments clés du drame, notamment par le contraste texturé entre les registres des cuivres. Ces derniers manifestent aux moments décisifs le « cri de la mouette » (« Der Möwenschrei », suite du titre originel du drame), qui s'annonce de manière prémonitoire à travers leur sonorité imposante, se fondant parfois et se dissolvant sensiblement, comme noyé par le flot velouté des cordes. Le drame entier profite de ces dynamiques d'échanges et de fondu des différentes textures pour construire une masse sonore à la fois bien cousue et dramatiquement cohérente.
Le public salue le spectacle avec enthousiasme. Le jeune ensemble se réjouit de cette énergie accueillante, notamment Paul Schweinester qui se sent sans doute rassuré de la réussite de ses efforts de dernière minute.