Macbeth à l’Opéra de Nice : l’Écosse d’un duo
Le metteur en scène Daniel Benoin transpose l’intrigue shakespearienne du moyen-âge écossais vers un Royaume-(dés)Uni saisi par les affres des révolutions et des guerres : ici industrielle et mondiale. Cette vision décadentiste, crépusculaire, constamment avivée par les lumières blafardes ou ocres du même Daniel Benoin, replace le propos dans une réalité crue, à la manière élevée et triviale de la peinture du Caravage. Les vidéos de Paulo Correia, offrent leur double continuité : meubler par les images documentaires de la Grande Guerre les changements de décors et manifester la dimension surnaturelle d’un livret dont les protagonistes principaux sont, d’une part, la sorcière, et, d’autre part, le spectre, les deux étant démultipliés, à l’image comme à la scène.
De fait, les sorcières sont les chevilles ouvrières d’une usine, désertée par les hommes partis à la Première Guerre Mondiale. L’usine sidérurgique, en fond de scène, tapissée par les briques lie de vin des corons, est ainsi l’antre fumant, dans lequel se trouve un immense chaudron, propre à la matière celtique des contes de sorcières. De même, la scène de ballet est remplacée, ironiquement, par une scène de balais, attribut bien connu de la sorcière, dans sa version ouvrière et ménagère.
Les décors de Jean-Pierre Laporte sont particulièrement soignés, afin d’éviter l’effet carton-pâte, et pour conférer une dimension sur-réaliste à la lecture de Daniel Benoin : transposer l’intrigue passée dans une modernité encore vive. Les costumes de Nathalie Bérard-Benoin sont également cousus main, du fichu gris de l’ouvrière, jusqu’aux drapés voluptueux de Lady Macbeth, en passant par les longs manteaux noirs des élites écossaises. La couleur centrale de l’ensemble est d’un sombre venant pleurer sur les parois de la scène (une fine pluie tombée des cintres accompagne les prophéties des sorcières), et déposer sa lie en fond de scène, où Macbeth et sa Lady entrevoient le royaume des morts.
Le Macbeth du baryton Dalibor Jenis est physique : sa stature, sa longue chevelure noire d’Highlander, sa capacité à plier sous le joug de la culpabilité ou de la soumission, montre combien il se laisse modeler par le travail de direction d’acteur, son regard étant souvent tourné vers la terre. Les timbres de ses registres sont distincts, selon ses variations de dynamique, depuis le murmure jusqu’au cri avec une manière singulière de lester son médium d’un surplus de chair (très concrètement celle du voile de son palais), et de l’en libérer pour clamer sa soif de pouvoir. La deuxième matière vocale du baryton s’accomplit dans une projection ample et courageuse, auréolée par un souffle de terreur. La longueur de souffle est mise au service des changements abrupts de dynamiques, et de la déclamation des longues phrases Verdiennes.
La Lady Macbeth de la soprano Silvia Dalla Benetta propose la figure à la fois maternante et dévorante souhaitée par Verdi. Elle met également à l’ouvrage sa déclamation : la manducation rageuse de sa diction, l’âpreté de ses attaques, qui telles du cristal brisé, entrent de plain-pied dans la grisaille de son esprit. De là, surgissent les rugissements stridents de ses suraigus, les grondements sourds de son grave, ou encore les sifflements serpentins du medium de sa longue tessiture. Le contrôle du souffle attise la braise et lui permet d’opérer les mutations rapides et agiles entre les dynamiques, les registres, les récitatifs et les airs, le tout ponctué d’onomatopées parlées, particulièrement saisissantes.
Le Banco de Giacomo Prestia ancre définitivement le plateau dans la tradition verdienne. Il en a le velouté grenu, sombre et chaud comme du charbon. Il semble déclamer sa ligne de chant avec la voix stable du père creusant profondément les fondations de l’édifice familial et social.
David Astorga (particulièrement applaudi avec les premiers rôles lors des saluts) propose un Malcom tout en énergie, en nervosité, mettant son instrument à l’épreuve de la conquête de l’aigu et de la longueur de souffle. Il distille de subtils glissandi dans certains mots, afin d’en souligner la portée. Il est très synchronisé avec Macduff, pris en charge par le ténor Samuele Simoncini avec quelque chose de troublant : à la fois trompettant et débonnaire, qui contribue à donner une dimension ironique à l’intrigue. Sa voix pleine et lunaire prend un pouvoir serein.
Marta Mari (servante) apporte la grâce subtilement dentelée de son instrument tandis que Geoffroy Buffière (docteur) propose un timbre aussi velouté que rassurant.
La direction musicale de Daniele Callegari, puissante et haletante, s’emploie du début à la fin de l’œuvre, à faire « bouillir la marmite » et « lever la pâte » verdienne, depuis les moments les plus murmurés jusqu’aux sublimes amplifications qu’imprime le compositeur à cet opéra. L’énergie impulsée par le chef, très progressivement, est ainsi à la mesure de la dimension apocalyptique de la partition. L’Orchestre Philharmonique de Nice est d’emblée incisif. Il accomplit les passages délicats de la partition, exposant plus particulièrement les pupitres des vents, auxquels répondent des cordes bien ajustées, le roulement pulsatile des timbales, enfin, le soupir de la harpe.
Le Chœur de l’Opéra Nice Côte d’Azur, préparé par Giulio Magnanini, est totalement engagé, vocalement et théâtralement, dans une œuvre qui le mobilise à plusieurs titres. L’écriture staccato et tournoyante qui leur est souvent réservée par Verdi, comme un effet spécial mécanique propre à l’époque, est restituée avec ce qu’il faut de poids donné à chaque syllabe. Ce dosage permet de percevoir clairement l’empâtement dramatique du propos verdien, même le plus léger, quand il s’agit des sicaires. Le chœur féminin, celui des sorcières, est très sollicité, en tant que protagoniste à part entière, voire premier moteur du drame. L’écriture stéréophonique n’est pas toujours audible, mais la synchronie du chœur avec la fosse se maintient en dialogue.
Le public niçois applaudit longuement le chœur, la fosse, leurs directeurs respectifs, les têtes d’affiche du plateau, enfin le metteur en scène, avec le soupçon de réserve que la transposition dans la trivialité du réel provoque habituellement in loco et ailleurs.