Platée à Versailles : inattendue, comme attendu
Il ne peut s’imaginer d’œuvre plus adaptée à la fantaisie de Corinne et Gilles Benizio (alias Shirley et Dino) et du chef Hervé Niquet que la Platée de Rameau (donnée à Versailles après Toulouse), cette batracienne s’imaginant sublime et objet des moqueries des dieux. Le trio s’attèle à l’œuvre avec une réjouissante liberté et une obsession monomaniaque pour le rire : au risque de choquer les puristes, les maîtres d’œuvre décident de se passer des récitatifs, de l’entracte et même du prologue. Ils donnent d’ailleurs d’eux-mêmes dans des sketchs qui meublent les différents changements de décors et offrent aux chanteurs quelques pauses méritées. Ces partis-pris étant expliqués par Hervé Niquet dans des interventions délirantes (où pointent parfois des anecdotes sérieuses et intéressantes), ils sont acceptés par un public hilare. Chaque détail des costumes extrêmement créatifs signés par le duo de metteurs en scène (comme les couvre-chefs du chœur), du décor fourni d’Hernán Peñuela (avec son épicerie nommée « Y’a tout ») ou de la chorégraphie pensée par Kader Belarbi recèle d’excentricité. Les danseurs du Ballet du Capitole jouent sur les ambiguïtés de l’œuvre : le corps féminin interprète ses parties avec grâce et légèreté, tandis que les hommes, travestis, interprètent les mêmes pas mais avec la lourdeur maladroite générée par leurs plus imposantes statures.
Platée est ici un travesti régnant sur un bidonville haut en couleurs : son interprète Mathias Vidal porte donc l’œuvre perché sur des talons aiguilles. Le ténor offre son timbre riche, presque trop hâlé pour cette partition. Sa technique lui autorise en revanche tous les effets vocaux que réclament le personnage et la fantaisie de cette mise en scène. Sa débauche d’énergie et son goût pour la comédie et le burlesque enchantent le public mais se ressentent dans un phrasé parfois haché. Surtout, son déchirement et sa détresse à la fin de l’œuvre, face aux moqueries du reste du monde, apporte la touche amère voulue par Rameau à la folie douce de cette œuvre.
La Folie de Marie Perbost, chanteuse punk à la capillarité rougeoyante, a volé une guitare électrique (qu’elle fracasse sur le sol comme Pete Townshend du groupe The Who en son temps) plutôt que la lyre d’Apollon. La soprano trouve la folie dans son jeu scénique enthousiaste et déluré, mais reste sans doute trop sage dans son interprétation vocale. Bien sûr, sa prestation s’apprécie pour son timbre brillant et fleuri d’une texture intense, pour son agilité et sa diction de conteuse. Mais les vocalises manquent de théâtre et de légèreté pour obtenir l’éclat que la partition réclame.
Marc Labonnette présente un Cithéron mafieux, à la voix puissante et charbonneuse et aux phrasés travaillés. Lui aussi dans la farce, il s’amuse du grave qu’il n’atteint pas avant d’appuyer le suivant avec satisfaction. Pierre Derhet peint un Mercure précieux et narquois au timbre clair, patiné et ardent. Jean-Christophe Lanièce interprète Momus en « showman » de son baryton clair et bien projeté. Il dévoile une fibre comique très développée. Jean-Vincent Blot prête à Jupiter sa voix charbonneuse et son phrasé emporté et porté par un souffle dont il démontre la longueur. Il cède sa place à deux danseurs pour mettre en scène de manière décalée les transformations du maître des dieux.
Lila Dufy est une Clarine, ici religieuse se portant au secours des plus nécessiteux, à la voix haut perchée et projetée, mais pas toujours assise. Son timbre est pur et son vibrato délicat et rapide. Marie-Laure Garnier s’amuse en Junon jalouse, roulant outrageusement les « r » et grondant son mari indiscipliné de sa voix riche et généreuse.
Les musiciens du Concert Spirituel sont placés de telle sorte que la plupart d’entre eux peuvent regarder la scène entre leurs parties : bien que cette production ait d’abord été annulée par le Covid puis jouée à Toulouse et qu’ils la connaissent déjà par cœur, ils n’en rient pas moins à certains gags. Ils n’en sont que plus méritants de parvenir à maintenir leur concentration pour jouer ainsi avec précision sous la battue, presque sobre, d’Hervé Niquet (en tongs), qui offre une vision incisive, vive et tempétueuse de la partition. Le Chœur du Concert Spirituel participe de la folie douce par son jeu sans pour autant perdre en précision. Le chant est homogène et exalte la richesse harmonique de la musique.
Après le barbecue de leur mythique King Arthur, le trio de maîtres d’œuvre fait ici manger des glaces à ses choristes (ce qui a moins d'impact olfactif). Cette production est probablement la plus aboutie du trio : son équilibre entre bêtise et poésie, son mélange des styles et des genres, son attention aux détails, « Y’a tout ». Le public s’en fait écho par la chaleur de son accueil à l’instant des saluts.