L'Ombre de Venceslao : une création tragi-comique à travers la Pampa
(Pour profiter pleinement de notre compte-rendu, découvrez L'Ombre de Venceslao sur notre page dédiée à l'œuvre, son histoire, son analyse, ses personnages, ...)
La soirée avait commencé dans l'inquiétude : après vingt minutes de retard, le directeur de l'Opéra de Rennes Alain Surrans, visiblement gêné, venait annoncer en personne une lourde panne du système informatique de l'Opéra, entraînant la suppression de nombreux effets dans la mise en scène et notamment la mobilité des décors. Certes, le plateau nous a semblé épuré, mais la construction de l'espace fonctionnait tout à fait, avec les ouvertures et fermetures de panneaux dévoilant des fresques sud-américaines ou des décors urbains, l'illustration de la tempête par des éclairs lumineux, noyant la scène de brume ou resserrant des rideaux de cordes latéraux pour figurer des pièces, corridors ou les routes du voyage de Venceslao. Ce sera donc un plaisir supplémentaire que de voir les autres trouvailles scéniques lors des prochaines représentations (c'est l'un des nombreux sujets que le metteur en scène Jorge Lavelli a abordé avec nous et que vous pourrez prochainement découvrir dans un fascinant entretien)...
La musique de Martin Matalon (le compositeur dont vous pourrez également découvrir très prochainement l'entretien qu'il nous a accordé), maîtrisée du début à la fin de l'opéra, multiplie les effets éloquents. Elle est évidemment moderne avec des dissonances d'ostinati (notes répétées avec obstination), des respirations de flûtes, des contre-temps accentués, des trilles acides, mais le tout avec un but dramatique et une cohérence formelle. La tempête orchestrale associe la puissance des percussions et le grave des bassons avec le crépitement des flûtes ; la musique argentine est omniprésente avec les rythmes du tango (qui voyage vers la samba) et de beaux effets modernes de souffles et de cliquetis des bandonéons (qui viennent en quatuor proposer un brillant interlude musical puis une marche funèbre) ; ou encore le jazz des polars américains qui accompagne les scènes urbaines de ses trompettes en sourdines et de contrebasses en pizzicati. L'informatique, qui envahit parfois les créations contemporaines, est ici employée avec parcimonie pour prolonger les effets orageux ou bien la douceur granulaire de fin de séquences. Bien qu'il s'agisse du premier grand opéra scénique de ce compositeur, certains détails révèlent sa maîtrise musicale, notamment sa connaissance de l'opéra avec une construction en airs et nombreux ensembles jusqu'au quintette des adieux des principaux personnages partant pour leurs aventures. Cette connaissance lyrique englobe aussi celle des registres vocaux puisque Matalon sait exactement jusqu'où pousser les graves et les aigus des chanteurs, mais aussi parce que l'orchestre "soutient" toujours la ligne vocale, soit à l'unisson soit à l'octave, donnant ainsi leurs notes aux chanteurs, les rassurant dans la justesse et déployant leurs messages dans de beaux jeux de contrastes timbrés. Outre des notes, les musiciens et les chanteurs s'échangent des effets, des sons murmurés ou des chuintements, ce qui renforce la cohérence de l'ensemble musical. La direction franche et claire d'Ernest Martinez Izquierdo rend toute la précision et la richesse de cette association de l'orchestre et des chanteurs.
Ce travail de mise en scène et de composition musicale impressionne surtout par la richesse et le naturel : la plupart du texte est chanté mais le début de l'œuvre ainsi que certains passages sont parlés. Or, l'auditeur ne se rend bientôt plus compte des transitions entre jeu et chant, ce qui est le véritable esprit de l'opéra : trouver une zone naturelle où les acteurs-chanteurs jouent-chantent à la fois. Lorsque le chant touche à ce naturel, le spectateur est plongé dans l'intrigue, il n'est plus un invité distant, or cet effet est fondamental dans le texte de Copi (l'auteur originel de Venceslao), ancré dans la réalité.
Avec son chapeau de cuir, son poncho et sa barbe hirsute, Thibaut Desplantes contribue à cet effet de réel, incarnant un rôle-titre tout droit sorti d'un Western de Sergio Leone. Si la voix des chanteurs et notamment la sienne ne passe pas l'orchestre au début de l'œuvre, son appareil vocal chauffe petit à petit, ce qui lui permet surtout de jouer la comédie avant de finir dans un mezzo piano apaisé.
Thibaut Desplantes (Venceslao) et Sarah Laulan (Mechita) (© Laurent Guizard)
Sarah Laulan, chantant Mechita, a sans doute la ligne la plus familière pour les amateurs d'opéras, avec des vocalises agiles auxquelles elle apporte son vibrato assuré. Les résonances et les harmoniques (fréquences sonores complémentaires de la note émise qui en font la spécificité, le timbre et la richesse) de sa voix sont ancrées dans un grave albicéleste, et ce sur toute l'étendue de son registre.
Largui, l'amant de Mechita, convoque toute l'étendue vocale de Mathieu Gardon, depuis son vibrato haché le plus terrestre jusqu'à sa voix de tête falsetto (voix de fausset d'un homme, qui ressemble à la voix d'une femme ou d'un enfant), souvent utilisée par Matalon pour figurer l'inquiétude de l'amant effrayé par le fouet de Venceslao ou lors de sa véritable traversée du désert en vue de se rendre aux Chutes d'Iguazú (il crève alors une roue de son vélo, puis l'autre, doit manger de la poule crue avant d'être attaqué par un vautour qui lui prend ses lunettes).
Estelle Poscio (China), Mathieu Gardon (Largui) et Ziad Nehme (Rogelio) (© Laurent Guizard)
Estelle Poscio en China rend dignement ses phrases d'une virtuosité absolue, balayant plusieurs octaves en quelques notes dans un aigu projeté et vibré qui commence bouche fermée et piano pour remplir ensuite la salle. Il faut aussi noter la beauté de son tango, une danse qu'elle a découverte et apprise pour cet opéra sous la direction experte et impressionnante de Jorge Rodriguez qui rayonne en Coco Pellegrini. Rogelio, amant de China et que Venceslao croit être son fils alors qu'il est celui de Largui, a la voix du ténor léger mais appuyé de Ziad Nehme. Il sait lui aussi trouver les notes les plus aigües qui soient pour un chanteur, lorsqu'il meurt dans le ridicule d'un poison carminatif.
Ziad Nehme (Rogelio) et Estelle Poscio (China) (© Laurencine)
Enfin, véritables personnages, les animaux sont en fête dans cet univers onirique. Avec une couverture sur le dos rappelant peau d'âne, Germain Nayl joue Gueule de Rat, le cheval récalcitrant de Venceslao. Ismaël Ruggiero mime quant à lui un singe malicieux mais sympathique, qui s'amuse à taquiner son entourage en buvant du maté. Dernier mais non des moindres, un perroquet mécanique parachève ce trio animalier. D'une vraisemblance bluffante, il est à mourir de rire, caquetant de sa voix enregistrée par David Maisse des moqueries et des insanités bien senties tout en agitant ses ailes et tournant la tête. Il vient même offrir un véritable salut au public qui lui fait un triomphe à la fin de la soirée.
Thibaut Desplantes (Venceslao) et Sarah Laulan (Mechita) accompagnés de leur bestiaire (© Laurencine)
La lumière éteinte sur une scène finale crépusculaire et apaisée, des applaudissements chaleureux résonnent longuement, émis par un public de première varié qui mêle les générations et marie les directeurs d'opéras, les critiques ou les habitués, avec des jeunes enthousiastes en sweat-shirts à capuche.
Conclusion de l'opéra, hécatombe et retour de Venceslao en ombre (© Laurent Guizard)
Il reste encore des places très abordables à Toulouse début avril, réservez vite la vôtre !
L'Ombre de Venceslao partira ensuite sur les routes de France et de Navarre : Avignon, Bordeaux, Clermont-Auvergne, Marseille, Rennes, Toulon, Toulouse, Montpellier avant Buenos Aires et Santiago du Chili...