Marco Polo embarque l'Opéra de Rouen vers l'Abrégé des Merveilles
Rouen est un grand port maritime depuis l'Antiquité, ayant notamment commercé avec l'Italie de Marco Polo, mais le voyage artistique ici proposé, en compagnie de ce légendaire explorateur, embarque depuis le navire amiral lyrique qu'est l'Opéra Rouen Normandie.
Le livret de Frédéric Boyer puise dans le livre dicté par Marco Polo, intitulé Le Devisement du monde ou Le Livre des merveilles et invite à voyager avec lui à travers les continents mais aussi les siècles et les niveaux de conscience. En effet, le voyage est ici à la fois littéral et métaphorique : Marco Polo (1254-1324), en traversant les océans, découvre de nouveaux continents et de nouveaux peuples, mais part aussi en quête de ses propres origines. Suivant la véritable histoire de ce personnage légendaire, Marco Polo voyage ici en compagnie de son père (grand explorateur également, avec lequel il partit effectivement à l'âge de 17 ans), à la recherche symbolique de sa mère (qu'il perdit effectivement). Le spectacle ici présenté élargit ce voyage incroyable de Marco Polo à travers les continents, sa propre généalogie, mais aussi les siècles (il découvre ici non seulement l'Asie mais aussi la prise de Constantinople, la construction du socialisme, les millions de morts de la guerre, la théorie de l'atome).
Le spectacle (mis en espace par Lodie Kardouss) a la disposition d'un concert, avec orchestre sur scène, devant le chœur, mais les solistes maquillés et costumés (par Françoise Pétrovitch qui signe également la scénographie) naviguent à travers la scène. Surtout, une grande toile peinte de 210 m², dressée au fond du plateau, se dévoile tel un parchemin s'enroulant (infiniment lentement sur lui-même) : telle une carte illustrée des voyages de Marco Polo. Le voyage est ainsi visuel, découvrant petit à petit la faune, la flore et les constructions des peuples lointains, par des couleurs changeantes et avec des animations en ombres et lumières : le tout résonnant avec le voyage musical.
La partition composée par Arthur Lavandier est d'une riche complexité mais sachant se décomposer en éléments simples, aisément saisissables par chaque interprète (tout en invitant le public à un choix, qui correspond aussi à l'attitude face au texte : soit se laisser bercer par l'univers poétique, soit déployer une grande concentration pour tout saisir). Les grandes montées en volume et en matière de la musique indiquent qu'un nouveau rivage est en vue (donnant envie de crier "Terre ! Terre !", mais Marco Polo crie alors "Mère ! Mère !", dans le plus puissant sommet de la soirée : poursuivant sa quête de filiation), puis le tissu sonore fourmille, avec archets sautillants pour représenter l'exploration des continents, comme le souffle dans les vents imite celui dans les voiles.
L'ensemble des forces musicales, professionnels et amateurs, instrumentales et vocales, suit la direction limpide et expressive de Maxime Pascal, souple comme le roseau et ferme comme le chêne.
Vincent Vantyghem incarne Marco Polo avec une longue cape rouge, rappelant à la fois ses origines vénitiennes mais aussi plus précisément la figure de Dante Alighieri (Marco Polo guidé par son père rappelle ainsi Dante guidé par Virgile). Son chant navigue sur la rondeur cotonneuse de son timbre (une voix de soie et d'épices, à l'image du texte qu'il interprète), doux et intense dans le phrasé, sachant se projeter sur des accents et se déployer vers un crescendo lyrique.
Les autres solistes-personnages ont également chacun une grande cape, de la même couleur que leurs maquillages respectifs (autour des yeux, sur un visage blanchi). Le Père à cape verte, avec un faux air de Sphinx, enchaîne les maximes philosophiques, avec le timbre de miel de Safir Behloul, caressant sa douceur à travers toute la gamme de nuances, de couleurs et de hauteurs, y compris l'aigu clair (même si la voix fatigue et se serre un peu en blanchissant).
Léa Trommenschlager, en cape jaune, reste à distance : elle interprète La Voix en projetant sa voix lyrique, intense, mais corsetée (avec peu d'amplitude et d'opulence).
Cape noire et blanche enfin pour le récitant Pierre Baux, projetant sa voix d'acteur avec puissance et l'articulation loquace de ses intentions (faisant voyager par les mots et suivre le parcours de Marco Polo, comme le font le chant et la musique).
L'Abrégé des Merveilles de Marco Polo est ainsi redécouvert et parcouru dans ce spectacle par les solistes qui incarnent les personnages, par l'Orchestre maison tel un navire sonore mais surtout par les enfants (de la Maîtrise du Conservatoire à rayonnement régional de Rouen préparée par Pascal Hellot) qui constituent un fier et dynamique équipage. Installés en fond de scène dans un nuancier de tenues (violet, orange, rouge), ils déploient leur chant non moins coloré, en d'impressionnantes gammes (avec même des mouvements de corps, se balançant tels les mousses sur le pont). Leurs voix restent constamment placées et marquées, lançant les mélodies et contre-chants avec un dynamisme soutenant cette polyphonie. Ils dialoguent ainsi avec la richesse des timbres de l'orchestre (sur scène), en formation symphonique mais très fournie en percussions.
Marco Polo retrouve finalement sa mère, entendant sa voix, "une nuit dans le désert de Gobi". Elle est incarnée dans un halo de lumière par Julie Mathevet, lui chantant, dans de courts phrasés striés, d'aimer le monde avec sa voix de soprano angélique, très vibrée et caressante. De quoi finir en douceur ce voyage très applaudi.