Hulda à Liège : Résurrection triomphale pour le Bicentenaire de César Franck
Ce moment fort marque les Festivités du bicentenaire de la naissance du compositeur liégeois, dans la Salle Philharmonique de Liège (avant d'être présenté et enregistré dans la toute nouvelle salle de concert de Namur, dite du Grand Manège, puis de venir à Paris au Théâtre des Champs-Elysées le 1er juin prochain).
Hulda, le péplum sanguinolent de César Franck, prend enfin vie sous la baguette de @gergelymadaras et donne le sentiment de découvrir un chef-dœuvre injustement oublié, servi ici par un casting exceptionnel qui rassemble pas moins de 14 chanteurs et le Chœur de chambre de Namur. pic.twitter.com/vDLKJ2OJeM
— Orchestre Philharmonique Royal de Liège (@OrchestreLiege) 12 mai 2022
Trois ans de recherches et de travail ont été nécessaires pour les équipes du Palazzetto Bru Zane chargées de reconstituer, sous la direction d’Alexandre Dratwicki, la partition d'Hulda de César Franck dans son intégralité et dans toute sa plénitude première. Cet opéra en quatre actes et un épilogue sur un poème de Charles Grandmougin, d’après une légende scandinave se situant au pays des vikings de l’écrivain Bjørnstjerne Bjørnson, fut créé posthume sur la scène de l’Opéra de Monte-Carlo en mars 1894. L’écriture de la partition interrompue par la mort du compositeur fut achevée par plusieurs de ses disciples dont Ernest Chausson et Vincent d'Indy. Malheureusement, alors présenté dans une mouture abrégée en trois actes comportant de nombreuses coupures, l’ouvrage ne put se maintenir au répertoire des maisons d’opéras à quelques rares exceptions près, malgré une critique à la création plutôt favorable et une distribution vocale de premier ordre.
La thématique de l’œuvre paraît simple de prime abord : la jeune Hulda jure de venger la mort des hommes de son clan. Son anathème s’accomplira au fil des actes, qui voient la mort des guerriers du clan adverse qui l’ont maintenue prisonnière, mais aussi de l’homme dont elle est éprise et qui l’a trahie, Eiolf avant qu’elle-même ne périsse dans les flots. Au bilan, 9 morts, 14 solistes, une écriture vocale exigeante, une farouche Vierge Justicière et une partition proprement magnifique de bout en bout. Vaste fresque dramatique à la fois lyrique et palpitante, très sombre il est vrai mais dotée d’une rare puissance émotionnelle, la partition de César Franck s’impose enfin dans toutes ses composantes initiales. Elle vient fort heureusement compléter un cursus musical imposant où l’opéra se trouvait relégué, par de pseudos-disciples de Franck, dans les profondeurs. De Hulda, la musique seule du grand ballet allégorique en cinq parties du début de l’acte IV, portant comme intitulé "La Lutte de L’Hiver et du printemps", se trouvait connue par l’enregistrement, jusqu’à la publication d’une version somme toute décevante de l’ouvrage représenté en 2019 à l’Opéra de Fribourg. Le ballet d’ailleurs, mêlant fantaisie rythmique et évocation pittoresque, apparaît relativement indépendant de l’action en elle-même et peut donc être présenté de façon isolée.
L’ouvrage s’ouvre sur des accords longs et funèbres portés par la totalité de l’orchestre, avant un duo angoissé entre Hulda et sa mère Hustawick qui guettent le retour des guerriers de leur clan. Déjà, le caractère passionné de Hulda se fait jour, environné par un chant léger de marins accompagné d’un quatuor de saxophones et qui précède l’arrivée, sur de vibrantes sonneries de trompettes, des guerriers du clan des Aslaks qui capturent les deux femmes. Cette entrée en matière prélude des événements funestes à venir. Parmi les nombreuses pépites musicales que recèle la partition, il convient de souligner tout particulièrement au deuxième acte le troublant chœur féminin « Chanson de l’Hermine », le moment où Gudrun apaise avec tendresse ses fils qui se disputent la main d’Hulda, et après la mort de l’aîné du clan Aslaks, Gudleik, tué par Eiolf, le magnifique et poignant chœur de déploration funèbre qui vient conclure l’acte. L’acte suivant est dominé par un imposant duo d’amour nocturne (Divine Extase) entre Hulda et Eiolf, qui a quitté pour elle sa fiancée Swanhilde, qui se développe dans sa conception d’ensemble à la façon de celui de Tristan et Isolde de Richard Wagner, mais avec des caractéristiques propres à César Franck. Aucune imitation ici, mais une inspiration très personnelle basée sur l’approche psychologique et une sensualité révélée. Hélas, à l’acte suivant et après le ballet, Hulda assiste dissimulée à un autre duo d’amour fort passionné, celui réunissant Eiolf et Swanhilde, le jeune guerrier choisissant de revenir vers la jeune femme au cœur pur. Le duo se transforme en trio avec les apartés d’Hulda. Après leur départ, cette dernière laisse éclater sa haine et conclut un pacte de mort avec les fils de Gudrun. A l’épilogue fort mouvementé, les fils de Gudrun égorgent Eiolf avant de se retourner avec Hulda. Les gens d’Eiolf apparaissent à leur tour massacrant le clan Aslaks. Devant toute cette assemblée réunie, Hulda s’écrie « Tous ont péri par moi, par amour » avant de se jeter dans les flots.
Ce rôle vocalement éprouvant (dévolu à une soprano Falcon ou mezzo-soprano dramatique) et d’une densité particulièrement rare, demande une interprète pleinement investie. Jennifer Holloway s’empare du rôle d’Hulda avec une vaillance à toute épreuve et une adéquation qui lui valent une standing ovation en fin de concert. La voix au timbre assez particulier et aux reflets moirés, déploie un aigu qui domine et une ligne de chant constante qui ne se laisse pas entrainer dans les méandres d’un rôle où le dramatisme le plus appuyé pourrait prendre exclusivement le pas. Le soin apporté au style le plus adéquat, souci partagé par l’ensemble des autres interprètes, la prononciation soignée, marquent son interprétation.
Daniel Weissmann et Gergely Madaras, respectivement directeur général et directeur musical de l’Orchestre Philharmonique Royal de Liège, et Alexandre Dratwicki, directeur artistique du Palazzetto Bru Zane/Centre de Musique Romantique Française, ont choisi pour tous les autres rôles, même les plus brefs, de faire appel à des chanteurs solistes de premier plan, ce afin de redonner toutes ses chances à cette précieuse résurrection. Judith van Wanroij incarne avec sa sensibilité coutumière le rôle de la douce Swanhilde, d’une voix de soprano léger et tout en clarté, tandis que Véronique Gens se glisse avec facilité et dévouement dans le rôle de Gudrun, femme du chef des Aslaks. Son beau soprano ne perd rien de sa douceur et de sa luminosité naturelle dans ce personnage de vieille femme, qu’elle rend fort attachant dans son amour profond pour ses fils.
Son époux, Aslak donc, est incarné avec fierté et véhémence par le baryton Christian Helmer à la voix pleinement projetée et son fils aîné, Gudleik promis à Hulda, par le toujours très juste Matthieu Lécroart, qui possède toute l’arrogance vocale du personnage. Le ténor Edgaras Montvidas, fidèle comme ses partenaires aux redécouvertes du Palazzetto, aborde le rôle d’Eiolf avec tout l’éclat indispensable au personnage mais aussi une tenue vocale qui privilégie la tendresse, l’émotion. La voix sonne avec facilité, bien soutenue par le souffle, sans négliger la nuance ou la variation des couleurs.
La mezzo-soprano Marie Karall n’intervient qu’au premier acte (la mère de Hulda) dans une tessiture tendue dont elle déjoue les pièges par son implication et par sa vaillance. Au soprano tout de miel et large de Ludivine Gombert (Thordis) répond le mezzo-soprano soyeux de Marie Gautrot (Halgerde) dans sa trop courte intervention. Les fils d’Aslak et de Gudrun chantent presque essentiellement ensemble leurs interventions, non sans quelques répliques isolées. Les ténors Artavazd Sargsyan (Eyrick) à la ligne de chant attachante, François Rougier (Gunnard), toujours aussi impliqué et percutant, Sébastien Droy (Eynar) généreux et sobre, se joignent ainsi aux deux barytons-basses, Guilhem Worms (Thrond), voix ferme et puissante, et Matthieu Toulouse (Arne et un Héraut) qui séduit par la virilité de son timbre et sa projection idéale en salle.
Le Chœur de Chambre de Namur, placé sous la direction de son chef Thibaut Lenaerts, montre sa volonté affirmée de servir le patrimoine musical de sa région d’origine, dont César Franck est assurément le maître. Directeur musical de l’Orchestre Philharmonique Royal de Liège depuis septembre 2019 et prolongé à ce poste jusqu’en 2025, il paraît clair que Gergely Madaras a été pleinement adopté par cette phalange illustre qui se livre à lui corps et âme. Le jeune chef, hongrois d’origine, s’empare de la partition de Franck avec un enthousiasme communicatif, un sens des contrastes les plus puissants, une urgence singulière et une énergie qui n’occultent jamais les interventions des différents pupitres qu’il parvient à mettre pleinement en valeur, notamment les cuivres rutilants ou les bois fort sollicités.
L’enregistrement discographique de Hulda est assuré par le Palazzetto Bru Zane pour sa collection Opéra Français. Ce concert d’une durée globale de 3h40 avec entractes n’a certes pas découragé le public présent, bien au contraire. La musique de César Franck parle encore au cœur du public liégeois !