Tosca, provocante pasolinienne à Montpellier
Le metteur en scène Rafael R. Villalobos invite à la gravité dans cette Tosca, avec une posture d’artiste résolument engagé, sous l’autorité convoquée de Pasolini (Grégory Cartelier incarne au plateau cet artiste, ici aussi bien réalisateur que voyeur du spectacle, et qui déclame même une tirade au sujet de l'engagement des artistes). Un long texte dans le programme précise également les principes motivant la mise en scène : Tosca, devant l’innommable, perd la foi (Vissi d’arte) et pourra donc désormais transgresser les interdits fondamentaux (meurtre, suicide). Scarpia, jouissant d’un pouvoir quasi total peut de ce fait manifester la perversion qu'il incarne : la référence explicite est celle du Pasolini de Salò ou les 120 Journées de Sodome, son dernier film avant sa fin tragique (assassiné nuitamment sur une plage), elle aussi évoquée. Un certain nombre d’actrices et d’acteurs (silencieux) viennent compléter la distribution pour mettre en œuvre le propos du metteur en scène : juge, enfants de chœur (puis éphèbes lascifs), scribe, domestique,… avec Pasolini lui-même, adulte mais aussi enfant, les cadrant cinématographiquement par des prises de vue avec ses deux mains.
Le propos est donc légitimé par cette figure de Scarpia, pervers narcissique, sadique et masochiste, à qui les aléas de l’histoire ont donné l’occasion de réaliser ses pulsions, en toute impunité. L’imagerie convoquée est alors très claire, avec un homo-érotisme assumé (références à Michel Ange, Caravage et bien sûr à Salò) : au risque de heurter et recueillant une réception très contrastée à la fin de la soirée (les huées nombreuses étant ensuite couvertes par les approbations).
La scénographie (Emanuele Sinisi) présente un dispositif unique et adapté selon les actes : une structure architecturale ronde avec colonnes et arcades, qui accueille les différents lieux de l'intrigue en tournant. Les costumes (Rafael R. Villalobos) vont de la simple tenue "de ville" jusqu’à la nudité pour les éphèbes, en passant par le cuir noir pour les agents du pouvoir, le tout éclairé efficacement par Felipe Ramos.
Les chœurs maison (adultes et enfants), préparés par Noëlle Gény et Guilhem Rosa, font forte impression disposés dans la salle. L’Orchestre national Montpellier Occitanie, efficace, est poussé jusqu'à ses limites par la direction expressionniste de Michael Schønwandt, à la frontière du tonitruant dans les moments dramatiques extrêmes, mais dans une intense poésie aussi (en particulier pour la scène du berger). La salle et sa fosse gigantesque dressent hélas un mur de son, fatal pour quelques solistes de la distribution.
Simon Shibambu, en Sciarrone, sbire chargé des basses œuvres de Scarpia, est convaincu scéniquement, mais, les quatre phrases qu’il a à dire sont noyées dans le tissu orchestral et ne permettent pas de juger des qualités de sa voix de baryton-basse. Yoann Le Lan allie les plasticités vocales et scéniques efficaces, avec un ténor de caractère projeté, très clair (à la limite du nasal) et dont le métal sied pour incarner la veulerie et la scélératesse de Spoletta, bras armé de Scarpia. Le baryton Xin Wang, dans le brévissime rôle du geôlier donne à entendre une voix compréhensible, sonore et projetée.
Daniel Grice (baryton-basse) campe Angelotti d'une manière plus que vraisemblable, avec une voix moyenne de format, assez rude de timbre (le rôle y invite), souvent couverte, mais engagée. Dans le rôle du sacristain, Matteo Loi, est onctueux et veule à souhait, avec son baryton de moyen format, mais efficace théâtralement.
Léopold Gilloots-Laforge prête sa voix sombre et profonde (pour son registre de contre-ténor) au berger qui salue le matin du dernier jour. Il assume aussi scéniquement, avec conviction, le rôle muet du futur assassin de Pasolini.
Marco Caria met toutes ses compétences théâtrales et vocales au service du rôle lourd de Scarpia. Il assume sans faillir la double dimension, de cynique et manipulateur policier en chef, et de dépravé sexuel, sans états d’âme, comme le veut cette mise en scène. La voix offre un beau grain chaleureux, presque séduisant et rassurant (rappelant presque Germont), mais il souffre ici des dimensions de la salle. Les graves, manquant de la noirceur et de l’âpreté qui siéraient à ce personnage, sont peu perceptibles, et dans les moments intenses, la voix est plus que souvent couverte par l’orchestre (ce qui atténue notablement l’autorité qu’il met pourtant en œuvre, scéniquement parlant). Le Te Deum est ainsi particulièrement frustrant.
Amadi Lagha est assurément un ténor puccinien, ce que confirme sa prestation et sa lyricographie. La mise en scène n’accorde pas à ce rôle de statut métaphorique particulier, contrairement à ceux de Tosca et Scarpia, particulièrement chargés de ce point de vue. L'incarnation du rôle est donc très classique, mais pleinement lyrique, dûment saluée lors des saluts finaux. Le ténor incarne d'abord le rôle avec une relative sobriété (au premier acte), pour mieux assumer la posture héroïque de résistance par la suite. La voix, sonore tout du long, épouse pleinement les situations dramatiques : de la sérénité initiale avec un très plastique Recondita armonia, puis E lucevan le stelle poignant d’émotion, enchaîné par O dolci mani pétri de tendresse. Sa voix italienne est claire, suave ou rugissante (dans les moments intenses avec Tosca ou Scarpia), pleine de couleurs, et de nuances dynamiques, avec une prononciation modèle sur toute l’étendue.
Ewa Vesin, soprano polonaise, assume aisément la dimension coquette, insouciante et minaudante de la jalouse Floria Tosca à l’acte I, qui, par contraste deviendra une héroïne tragique ensuite. La voix est étendue, claire, juvénile d’abord, puis plus corsée, avec un grave poitriné maitrisé et efficace, un haut medium ample et lumineux, très seyant pour les envolées lyriques de Puccini menant vers un aigu très puissant, presque tonitruant (mais sans doute sous l'effet assumé de la mise en scène). La prononciation est très marquée par des ‘‘a’’ slaves et, malheureusement, la voix est assez faible (donc souvent couverte) dans le médium et le bas médium, ce qui atténue beaucoup l’intensité dramatique du duel avec Scarpia (faisant même disparaître vocalement le fameux "baiser" de Tosca). Elle reçoit néanmoins le meilleur accueil du public, en particulier pour le "Vissi d’arte", d'autant plus sensible et émouvant que l'Orchestre est alors aux petits soins pour l'accompagner.
Cette production de Tosca, frappante, divise ainsi l’auditoire lorsque l’équipe de mise en scène vient saluer, mais les spectateurs ayant apprécié l'audace (et un certain courage) de ce travail, prennent l'avantage.