Elektra, tombe creusée dans un tombeau à Bastille
"Le mélange de lumière et de nuit, de noir et de clarté", c'est par ces mots qu'Hugo von Hofmannsthal convainc Richard Strauss de composer sur Elektra l'opéra de leur première (et légendaire) collaboration. Ces mots ont également, visiblement, inspiré Robert Carsen. Dans son plateau sombre comme le péché, aux murs noirs comme le sol terreux, ses lumières ne tombent du ciel en faisceau que pour projeter des ombres plus noires encore (la culpabilité et l'inconscient cauchemardesque que nul ne peut fuir dans ces tragédies). Mais la lumière est encore plus aspirée par la tombe au centre du plateau, autour de laquelle tournent et se traînent Elektra et ses deux douzaines de prêtresses. Toutes en robes noires, elles évoquent Pina Bausch, aussi par leurs chorégraphies (ici signées Philippe Giraudeau) de pleureuses devenant furies (l'image même de cette Tragédie antique où la famille de victime devient bourreau et perpétue cette ronde terrible de la vengeance).
Elektra fait même sortir de cette tombe le corps d'Agamemnon, son père assassiné, ici dés-incarné par un figurant inerte et nu, tel un écorché christique. Il est levé les bras en croix, par les prêtresses à bouts de bras avant d'être remis en terre. Les prêtresses en feront de même pour les bourreaux de ce roi, les soulevant dans les airs pour mieux les enterrer dans cette tombe mais avant de les achever à coups de hache. La mise en scène est ainsi expressive et d'un sombre expressionnisme mais dont l'intensité est éclairée par la direction d'acteurs limpide : les personnages suivent essentiellement les gestes et les actions tels que décrits par le texte.
L'Orchestre dirigé jusque dans le grondement des graves par Semyon Bychkov résonne plus avec la direction d'acteurs qu'avec la scénographie : la fosse est bien plus à son aise dans la clarté de l'harmonie et des timbres que dans les élans d'expressivité. La précision diminue ici la fougue, la netteté du trait en réduit l'épaisseur : même si l'Orchestre joue la partition justement, justement elle ne déborde pas dans la démesure de cette partition qui peut tout à fait rester mesurée, ou au moins contrôlée dans le lâcher-prise.
Elektra incarnée par Christine Goerke est également portée dans les airs, mais en triomphe, par ses prêtresses durant le spectacle, puis symboliquement par l'acclamation du public aux saluts. La soprano dramatique américaine déploie une tessiture impressionnante tout au long de cette performance (censée être) éprouvante. Ses graves sont creusés et larges comme la tombe, appuyés sur une sépulcrale voix de poitrine. Le médium n'est pas moins intense et elle assène ses aigus comme autant de terribles coups de poignards, dans un même souffle avec lequel elle peut tenir ces sommets.
Elza van den Heever ayant annulé sa prestation dans le rôle de Chrysothémis pour cette première représentation, Camilla Nylund la remplace (le jour même). La soprano finlandaise élance sa voix par un grand balancement corporel de l'arrière vers l'avant et un large vibrato de bas en haut. Le médium reste en retrait et l'aigu menace de serrer mais le phrasé garde son accroche malgré les amplitudes, en s'appuyant sur de réguliers accents toniques. Par cela, elle gagne même quelque peu en volume et endurance pour ce rôle éprouvant (mais la voix finit par fatiguer dans les derniers aigus).
Angela Denoke joue Clytemnestre en femme fatale (littéralement). Sa ligne vocale est emplie d'assurance et de séduction, au service de phrasés sinueux à souhait se refermant sur un léger persiflage ou remontant vers des aigus lyriques. L'interprète déploie aussi son aisance scénique, pour parcourir la scène en duo-duel, séducteur puis antagoniste envers Elektra.
L'Oreste de cette mise en scène semble avoir été fait sur mesure pour Tómas Tomasson, sa haute stature et sa mine patibulaire de fossoyeur, renforcées par sa voix sépulcrale. Le vibrato large déploie encore cette voix ample, effrayante d'intensité sur toute sa longueur et résolue à la vengeance : le tout rendant d'autant plus douces et colorées, par contrastes, les retrouvailles, dans la voix d'Elektra et dans la fosse. Le Précepteur (Philippe Rouillon) n'est pas des plus sonores mais appliqué sur son phrasé détaché, avec un timbre de caractère.
Le Jeune serviteur (Lucian Krasznec) met son dynamisme au service de ses grands accents, lancés vers les aigus en bombant le torse et la voix, le tout tempéré par le Vieux serviteur (Christian Tréguier) posé vocalement.
Gerhard Siegel incarne pleinement le haïssable Égisthe, libidineux trébuchant sur scène mais contrôlant totalement la sinuosité volontairement veule de sa voix, sur un grave et une articulation ample menant vers ses aigus claironnants.
La Porteuse de traîne et la Confidente de Clytemnestre sont très investies dans leurs rôles et l'intensité de leurs voix : Marianne Croux avec un médium et un aigu posé, Stéphanie Loris plus en discrétion mais non moins marquée.
La Surveillante Madeleine Shaw déploie le lyrisme de ses phrasés malgré un volume un peu juste pour la Bastille. Concernant les servantes solistes, Katharina Magiera marque par ses graves accentués, Florence Losseau déploie son chant en une intense vibration, Marie-Luise Dressen et Laura Wilde sont peu audibles mais savent s'appuyer sur le soutien pour la première, sur ses accents pour la seconde. Enfin Sonja Šarić sait allier graves et aigus, même dans une si courte intervention.
Les prêtresses se saisissent finalement de terre, grattée à pleines poignées pour les jeter dans la tombe, qui se referme enfin, sur Agamemnon, Clytemnestre, Égisthe mais aussi Oreste emporté également dans les profondeurs de cette vengeance. Robert Carsen propose donc une lecture de l'œuvre entièrement destinée à la vengeance et au repos d'Elektra, quitte à sacrifier Oreste : il ne répondra pas à Chrysothémis qui l'appelle (dans les derniers cris lyriques de l'ouvrage), tandis qu'Electre ne s'effondre pas dans cette version : elle peut enfin se prosterner et s'allonger sur la tombe de son père.
Le rideau et Christine Goerke se relèvent pour un accueil triomphal. Les artistes viennent saluer un à un dans un grand crescendo d'applaudissements culminant de nouveau pour Elektra, qui va chercher le chef également très applaudi.