Poésie des sons et des mots par Karine Deshayes à l’Opéra du Rhin
En ce récital, la part belle est donnée à la voix et à la poésie, mais aussi aux instruments qui dialoguent et répondent au chant, si bien que le duo traditionnel piano-voix se meut d’emblée en trio avec l’ajout de la clarinette. S’étalant sur une cinquantaine d’années seulement, les esthétiques des œuvres interprétées n’en sont pas moins contrastées : divisé en deux parties, le programme associe d’abord le cycle des Sechs deutsche Lieder du compositeur et violoniste Louis Spohr et Der Hirt auf dem Felsen (Le Pâtre sur le rocher) de son contemporain (et compatriote) bien plus connu, Franz Schubert. L’association des deux œuvres est judicieuse à plus d’un titre : leur similitude est à la fois thématique, dans les deux cas, les poèmes mis en musique recourant aux sujets romantiques de l’époque (la nostalgie, le sentiment amoureux, la nature comme reflet des émotions), mais elle est aussi musicale, puisqu’en plus du piano, la clarinette figure comme accompagnement, et parfois comme substitut de la ligne vocale, idée que Spohr reprend à Schubert quelques années plus tard. Dans la continuité temporelle de la première, la seconde partie de programme est tournée vers le répertoire de la mélodie française, de Charles Gounod, avec L’Absent et Le Soir, au cycle Shéhérazade de Maurice Ravel en passant par trois mélodies d'Henri Duparc, dont Extase (cette seconde partie fit d’ailleurs l’objet d’un premier récital au Capitole de Toulouse la semaine précédente). A nouveau pour piano et voix, les œuvres plongent lentement le public vers une atmosphère plus intimiste, propice aux impressions, jusqu’à la voix a cappella dans L’Indifférent de Ravel.
La mezzo-soprano Karine Deshayes opte d’abord pour la discrétion et la retenue, laissant presque la voix à la clarinette de Philippe Berrod dans les Lieder de Spohr. Feutré et un peu étouffé, son timbre est chaud et se dote d’une profondeur moirée et sombre dans les graves, évoquant parfaitement les « profondeurs et les sombres ravines » mentionnées dans le poème de Wilhelm Müller mis en musique par Schubert. Moins riches et parfois tendus en voix de tête, les aigus s’affinent peu à peu, passant d’un fin fil non vibré à un vibrato généreux et de claires vocalises. La mezzo-soprano maîtrise parfaitement les exigeants sauts de registre du Lied Der Hirt auf dem Felsen, rappelant le jodle tyrolien (passage rapide de la voix de poitrine à la voix de tête et inversement). Elle semble plus à son aise dans le répertoire français où elle excelle dans la maîtrise de la prosodie : chaque mot se colore d’une sonorité et d’une texture particulière, si bien que les textes poétiques semblent être sous les yeux de l'auditoire. Le regard tantôt plongé dans le public, tantôt dans les mots et les sons, Karine Deshayes est entièrement happée par son propre chant et accède à des pianissimi troublants de douceur, au seuil du silence.
A la clarinette, Philippe Berrod fait briller des aigus clairs et un jeu si vif qu’il en devient physique : avec la mélodie, son pied se lève et sa main suit la ligne vocale.
Avec discrétion et une impassible régularité dans le toucher, le pianiste Philippe Cassard déploie un panel de timbres et de nuances, de graves granitiques aux aigus frais comme l’ondée, ainsi qu’une grande précision rythmique. Une réelle connivence émane du trio, puis du duo, ouvrant ainsi sur une constante concentration sonore.
Subjugué et apaisé, le public acclame très chaleureusement les artistes, si bien que deux bis se succèdent, l’un, « Les filles de Cadix » de Delibes, « pour rattraper le manque de gaieté du récital » ajoute Philippe Cassard, l’autre, la « Romance » extraite de l’opéra Die Verschworenen (Les Conjurés) de Schubert, pour préparer à la nuit. Ainsi s’achève le récital, comme il a commencé, en trio, dans une soyeuse douceur, avec en plus, les oreilles et le cœur ravis.