Jenufa sous l’œil de Bieito à l’Opéra de Rouen Normandie
Les mises en scène de Calixto Bieito s’avèrent souvent radicales et pleines d’audace. Son approche très spécifique de Tristan et Isolde de Richard Wagner, sa dernière production lyrique en date présentée ce mois-ci à l’Opéra de Vienne, n’échappe pas à cette règle fondamentale (notre compte-rendu). Créée il y a désormais 15 ans à l’Opéra de Stuttgart, sa vision de Jenufa choisit d’inscrire l’action dans une ambiance globale plus contemporaine, en effaçant volontairement toute trace de folklorisme, toute référence villageoise ou même religieuse. Il inscrit le drame au sein d’une usine textile où l’exploitation humaine reste de mise.
Au premier acte dans un vaste et glacial entrepôt, Jenufa et Grand-Mère Starenka Buryjovka trient de vieilles fripes, tandis que Laca pousse les chariots. Jenufa s’est habillée de façon provocante dans l’attente de la venue de son amant, Steva. Elle est enceinte de ses œuvres et réclame le mariage. Le jeune meunier surgit au milieu d’une foule bigarrée et remuante (même fort bruyante, il faut l’avouer, au détriment de la musique).
Le drame se joue dès lors avec pour corollaire le coup de couteau porté au visage de la jeune femme par Laca rejeté. La masure sordide de Kostelnicka –une simple paillasse, une table de cuisine– occupe l’espace au deuxième acte et souligne la misère ambiante. La venue de Steva désormais fiancé à un meilleur parti, la fille du Maire, puis de Laca prêt à assumer et l’enfant et la mère, provoquent la folie meurtrière de Kostelnicka qui poignarde l’enfant à plusieurs reprises avec le poignard de Laca –le choc est rude pour le public– avant de l’abandonner dans la nature. Le troisième acte voit les ouvrières s’accabler de travail avec leurs machines à coudre qui recouvrent la scène, dans l’attente du mariage de Jenufa et Laca et de l’heureux dénouement. La découverte du cadavre de l’enfant remet tout en question et La Sacristine, qui chasse tout le monde en exhibant un pistolet, devra en payer le rude prix.
Entre réalisme social et attachement viscéral aux personnages, Calixto Bieito, aidé à Rouen par sa précieuse collaboratrice Nina Dudek, démontre une vérité et une sensibilité psychologique qui imprègnent un spectacle fort exigeant, mais passionnant de bout en bout. La scénographie de Susanne Gschwender d’après des esquisses de Gideon Davey, les costumes créés par Ingo Krügler, les lumières de Reinhard Traub, se ramifient avec force à la vision intransigeante du metteur en scène.
La soprano galloise, mais aux origines ukrainiennes, Natalya Romaniw qui entame une riche carrière outre-Manche, semble se jouer des difficultés vocales du rôle de Jenufa. La voix apparait particulièrement ample, passant la rampe avec plénitude, détermination et autorité. L’aigu majestueux, quoiqu’un rien dur quelquefois, est porté par un matériau vocal d’une grande richesse, doté d’un médium puissant et d’un grave soyeux et soutenu. L’actrice se porte ici à la hauteur de la cantatrice et son incarnation à fleur de peau bouleverse l’assistance.
À ses côtés, Christine Rice ne démérite pas dans ce rôle si puissant de Kostelnicka. Elle déploie une voix de mezzo-soprano imposante, au timbre guerrier, assez irradiante dans l’aigu. Son basculement dans la zone de folie et de démence du personnage est rendu avec vérité et acuité (l’étendue des voix des deux rôles est identique à la base : c’est le tempérament qui crée la différence, une cantatrice pouvant évoluer d’un rôle à l’autre au cours de sa carrière au sein de cet ouvrage majestueux).
Le ténor lyrique Dovlet Nurgeldiyev campe Steva, veule à souhait et paradoxalement bien attractif pour les jeunes femmes présentes. Le second ténor Kyle van Schoonhoven aborde le rôle de Laca avec une profondeur et une sincérité désarmantes. Sa voix possède de l’éclat, de la vaillance et une franchise complète jusque dans les extrêmes. Le mezzo ardent de Doris Lamprecht insuffle autorité et caractère à la grand-mère, tandis que le baryton Yoann Dubruque (Starek), Victor Sicard (Le Maire du village) et Aline Martin (son épouse) remplissent impeccablement leur office respectif.
Séraphine Cotrez interprète avec flamme et ce qu’il faut d’emportement le rôle de Karolka, fiancée de Steva, pour ensuite mieux le fuir avec épouvante à la découverte de la mort de l’enfant. Les trois autres rôles féminins sont incarnés avec intelligence et spontanéité par Lise Nougier (Pastuchyna), Yete Queiroz (Barena) et Clara Guillon (Jano).
Le Chœur accentus est salué sans réserve, son implication tant scénique que vocale s’avérant déterminante pour la représentation. Nouveau chef de l’Orchestre National de Belgique à partir de la rentrée de septembre, le chef néerlandais Antony Hermus dirige l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie avec un lyrisme un peu accentué au premier acte, mais plus mesuré ensuite. Son énergie communicative, sa battue large, son soutien sans faille aux chanteurs, donnent toute sa dimension esthétique à la musique constamment ensorcelante de Janáček. Le public rouennais répond avec ferveur à cette représentation certes difficile, mais par maints aspects envoutante.