Così fan tutte à l’Opéra National du Rhin : l’amour aux prises du temps
Familier des opéras de Mozart, le metteur en scène David Hermann n’hésite pas à bouleverser voire renverser l’interprétation courante du livret de Così fan tutte : l’histoire ne se déroule plus sur une journée mais sur près de quarante ans, de 1913 à 1950, parti pris qui permet au metteur en scène d’exploiter deux grands événements historiques, les Première et Seconde Guerres mondiales et de rendre ainsi réelle la guerre inventée dans le livret de da Ponte. Ainsi, le chassé-croisé amoureux est-il conditionné aux changements de mœurs qui traversent ces quatre décennies et n’est donc plus seulement le fruit du pari initialement conclu entre Don Alfonso, Ferrando et Guglielmo. Les personnages, y compris Don Alfonso, se trouvent pris dans les vagues de « conformismes » (des années 1913 à 1928, puis les années 1950) et de non-conformismes (les « Années folles », de 1930 à 1940) qui modèlent leurs choix, voire leurs personnalités, jusqu’à les aliéner, provoquant ainsi leur révolte à la fin de l’opéra et un chaos encore plus grand. Le parti pris est subtil, mais court le risque d’assujettir le sentiment amoureux à l’Histoire et de le réduire à l’histoire des mœurs.
Indiqués sur les panneaux des surtitres au-dessus de la scène, les sauts temporels sont parfaitement évoqués par les fréquents changements de décors et de costumes, respectivement créés par Jo Schramm et Bettina Walter : passant de l’intimité d’un intérieur bourgeois représenté par un grand paravent modulable tapissé de motifs pastels, au même paravent aux motifs inspirés de l’art futuriste, en passant par une scène de cabaret assez caricaturale. Les lumières créées par Fabrice Kebour dessinent avec justesse ces changements, de la douce lumière dorée et tamisée à un éclairage plus froid et dur.
En Fiordiligi, la soprano britannique Gemma Summerfield excelle dans les contrastes : tendre et coulante, sa voix prend une épaisseur redoutable au premier acte. L’extrême-aigu est abordé avec souplesse, le vibrato finement sculpté et les fortissimi demeurent puissants tout au long de l’opéra. Avec subtilité et naturel, elle sait jouer l’ingénue puis la femme conquise.
Incarné par le baryton allemand Björn Bürger, Guglielmo dévoile des aigus limpides et des graves soyeux. D’abord quelque peu étouffée par l’orchestre dans le premier trio, sa voix se projette rapidement, avec une nette diction. Vigoureux, son jeu ne se départ à aucun moment d’une grande énergie.
La mezzo-soprano Ambroisine Bré incarne une Dorabella éprise de liberté et volontiers frivole. Son jeu scénique est léger et souple. Si sa voix est discrète et ses aigus manquent un peu de justesse au début, son timbre s’affine et s’éclaircit très vite, maintenant des graves épais et une diction très précise dans les récitatifs.
Le ténor américain Jack Swanson dévoile un Ferrando aux mimiques expressives et au jeu scénique tout à fait convaincu. Ses aigus sont brillants et la projection de sa voix s’affûte au fur et à mesure des scènes. Ses délicats decrescendi émeuvent, tout comme ses nuances piano, soigneusement vibrées.
En Don Alfonso, le baryton-basse Nicolas Cavallier allie une grande présence scénique à une plasticité du timbre, passant d’une voix claire à un timbre plus brumeux, sans faiblir en intensité.
En Despina, la soprano lituanienne Lauryna Bendžiūnaitė incarne pleinement l’espièglerie mais aussi la détermination : son timbre légèrement pincé le devient réellement lorsqu’elle lit le contrat de mariage, amusant ainsi le public. À tout moment, sa voix garde sa puissance de projection et sa clarté.
Très denses et colorés, les nombreux ensembles répondent ainsi au tissu orchestral et au pianoforte (tenu par Tokiko Hosoya), dirigés avec enthousiasme par Duncan Ward, d’autant qu’il s’agit de son premier opéra mozartien. Le sourire presque omniprésent, le chef britannique mène avec une grande précision rythmique les pupitres de l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg. Présents par moments sur scène ainsi qu’en coulisse pour une interprétation ajoutée du canon à quatre voix de Mozart "Nascoso è il moi sol", les chanteurs du chœur de l’Opéra font résonner leurs voix avec justesse et précision.
Au terme de cette odyssée historique et sentimentale, – non dépourvue de longueurs cependant – le public acclame longuement et avec ferveur les artistes.