South Pacific, comédie musicale pour la paix à l'Opéra de Toulon
Un grand classique du patrimoine lyrique-populaire américain est proposé chaque année à Toulon, la maison d’opéra s’étant donné pour mission de faire (re)découvrir ce genre du musical, en programmant régulièrement de nouvelles productions, piochées dans les grands succès des années d’après-guerre (notre compte-rendu de Wonderful Town et celui de Sweeney Todd). South Pacific, œuvre particulièrement primée aux USA, a dû attendre la réouverture des salles pour faire résonner la rade de Toulon de sa militaria lyrico-pacifique.
Richard Rodgers & Oscar Hammerstein, le compositeur et son librettiste puisent chez James A. Michener, et deux de ses Contes du Pacifique Sud (Prix Pulitzer en 1948), l’écrivain ayant pris part aux combats lors du conflit américano-japonais dans les Îles Salomon entre 1942 et 1944.
Cette comédie musicale, sociale et romantique s'appuie sur des figures emblématiques : le militaire sillonnant les mers et les airs, l’infirmière-disciple de Florence Nightingale, enfin, la figure locale tout en jambe et en exotisme, le tout parmi les grands motifs de la culture patriotique américaine (Independence Day, drapeau, statut de la liberté). L'œuvre questionne les unions et désunions amoureuses mais aussi entre les communautés et origines du meeting pot américain.
La lecture du metteur en scène Olivier Bénézech, installe donc cette œuvre créée en 1949, dans sa fidélité historique et dans un poste de commandement. L’évocation d’une Polynésie paradisiaque vient en contrepoint aux horreurs d’une guerre qui deviendra nucléaire. De grands ciels météoriques, projetés par la vidéo, installent l'univers dans ces confettis des atolls polynésiens. Les modules d'habitation coulissent sur la scène, qui, prolongée derrière la fosse, s'avance vers le public. Les chorégraphies parfois acrobatiques et circassiennes de Johan Nus, interprétées par une troupe de douze danseurs-chanteurs dont quatre danseuses, sont intégrées pleinement à l'intrigue : soirées dansantes et spectacles comme autant de moments de détente faisant oublier la rage des combats, alors que l’image et le son des bombardiers viennent par moment obscurcir l’horizon.
Les décors de Luc Londiveau affirment avec finesse un kitch décomplexé, puisé dans différents univers : cinéma, comics, animation, des figures de Disney des années cinquante jusqu’à celles des polynésiennes en pagne et autres pin-up, venues entretenir le moral des troupes. Leur font face des marins, en uniforme bleu ou blanc, couleurs qui font ressortir les contrastes entre les peuples. Les lumières de Marc-Antoine Vellutini sont en cohérence avec l’intrigue et font partie du décor. Des rubans de lampions ou des projecteurs viennent éclairer des bâtiments blancs et ouverts sur l'océan.
Les costumes de Frédéric Olivier sont opulents et maquillent délicieusement les corps. Il lui est rendu un hommage posthume émouvant, et dans l’esprit du spectacle – un mur tapissé de ses plus belles pièces – lors des saluts.
Les nombreux artistes qui peuplent le plateau sont sonorisés, comme le veut un genre qui sollicite de nombreux talents. La soprano, danseuse et comédienne Kelly Mathieson accomplit le rôle de Nellie Forbush, infirmière dans l'U.S. Navy, par un tricotage qu’elle réalise avec facilité et fraicheur, avec ses comparses à la voix nasillarde. Son micro-climat vocal fait la part belle aux « é », ouverts et vibrés, ainsi qu’à des manières très fines d’attaquer le son. Les valeurs propres à l’infirmière Nightingale prennent le dessus, alors qu’elle vient affirmer par un placement subtil de sa voix, un peu plus de tranchant, l’ouverture de sa conscience.
La Polynésienne Bloody Mary (Jasmine Roy) s’affuble pour correspondre à son personnage d’un accent et d’une syntaxe qui trahissent volontairement la vision occidentale. Son « Bali Ha'i » laisse couler un sirop d’aromates qu’elle accompagne de mouvements déhanchés évocateurs et magnétiques. Elle joue, quant à elle, sur les « a », sortes de perchoirs auxquels sa ligne vocale vient se reposer et repartir.
Dans son petit rôle de Liat, Romane Gence réalise avec un dosage idéal de sensualité sa danse des sept voiles. La séduction de la jeune polynésienne est encore accentuée par la présence enveloppante d’Elisabeth Lange, membre du chœur de l’Opéra de Toulon, en Lead Nurse dont la voix a des reflets de Madame Butterfly.
Chez les hommes, une majorité d'interprètes puisés dans la belle équipe de Wonderful Town se partagent la scène. L’Émile de Becque du preste et charmeur baryton américain William Michals, apporte au spectacle sa dimension opératique, quasi verdienne. Il prépare le chant en creusant délicatement les résonances de sa voix parlée, trouvant ainsi des accents graves et aigus, tandis que son timbre exprime tout une palette d’émotion et d’action. Il enrobe ses vibratos pour donner de l’épaisseur à son personnage sachant poser la voix comme le jeu.
Le ténor Mike Schwitter incarne son camarade, le lieutenant Joe Cable, autre personnage attachant, au destin plus tragique. Il occupe l’espace scénique et acoustique d’une délicate ligne vocale, palpitante d’ombre et de lumière, de sa tessiture tirée vers un peu plus de poitrine ou d’arrière-gorge.
Seabee Luther Billis (de l’incandescent Thomas Boutilier) est un Monsieur Loyal version militaro-américaine, se donnant corps, mimiques et diction tout entiers au spectacle. Il entraîne de son énergie communicative toute la company, ou donne la réplique tout en nerf et en muscle.
Le Captain Georges Brackett de Scott Emerson et le Commander William Harbison de Sinan Bertrand ajoutent leur voix sonnantes à l’équipe d'artistes masculins se détachant du chœur de l’Opéra de Toulon, préparé par Christophe Bernollin.
La direction musicale experte de Larry Blank, à la tête de l'Orchestre de l’Opéra de Toulon, communique à la phalange, dès l’ouverture, un élan lumineux qui taille depuis les profondeurs de la fosse, des masses incisives, à l’aide de gestes minimalistes. L’orchestration, qui sonne sur les scènes de Broadway, fleure bon la fanfare militaire, sans s’y complaire, tandis que les cordes apportent le lyrisme sentimental qui est au cœur de l’intrigue. La trompette bouchée rappelle parfois le jazz d’un Erroll Garner. Tout l’espace sonore est utilisé, depuis les clous profonds du tuba, qui module bien ses effets, jusqu’aux nuées palpitantes de la petite harmonie. La phalange répond à l’invitation virtuose de la partition.
Le public, enthousiaste, applaudit le spectacle jusqu’à la fermeture du rideau.