Journal d'un disparu & L'Amour sorcier, diptyque ¡Olé-Olé! à l'Opéra du Rhin
L'Opéra National du Rhin offre une nouvelle illustration éloquente du pouvoir d'un diptyque : cette réunion de deux opus en un même spectacle. Ce mariage est sur le papier très original et même (d)étonnant, et pourtant (et justement) le diptyque tisse des liens éloquents entre les œuvres choisies : en soulignant leurs points communs et faisant dialoguer leurs différences. Le cycle de mélodies en dialecte morave de Leoš Janáček et le ballet-pantomime surnommé "gitanerie musicale" de Manuel de Falla composent ainsi une série de symétries : entre un homme qui essaye de résister à une Tsigane, et une Gitane qui essaye de reconquérir son amant (le Festival Arsmondo nommé cette année Tsigane rappelle qu'il s'intéresse dans sa programmation à tous les "gens du voyage" : Tsiganes, Gitans, Roms, Bohémiens, Manouches, etc.). La scénographie (de Paul Steinberg) et les costumes (Doey Lüthi), identiques pour les deux œuvres soulignent et jouent de la fusion et confusion des genres. Les sept danseurs (tous masculins) ont les tenues à la fois des hommes et des femmes de la tradition flamenca, côtoyant de surcroît des vêtements urbains contemporains. Le tout se déroule sur un plateau au sol rouge et au fond de scène formant une arène mi-rose mi-orange : de quoi faire claquer et résonner les pas et les voix. Tous sont assis sur des chaises en arc-de-cercle, comme pour se raconter ou rappeler une histoire autour du feu, ou rappelant bien davantage une bodega qu'une version de concert (a fortiori quand les danseurs se lèvent et font parler leurs corps).
Mais la mise en scène (de Daniel Fish qui fait ici ses débuts en France) pousse bien plus loin encore l'union de ces deux œuvres et le parallélisme du spectacle : la chorégraphie de Manuel Liñan et les déplacements sont répétés à l'identique (même la vidéo projetée de la mise à mort d'un coq -dont parle le texte du premier opus et dont traitent les rituels du second- est identique). Seuls diffèrent les solistes : ténor et mezzo lyriques en première partie, cantaora flamenca en deuxième mais pour assurer les mêmes fonctions et interactions dans les deux cas. Il est d'ailleurs étonnant -sinon dommage- que la mise en scène ne questionne pas encore davantage les destins croisés de ces trois protagonistes : ils sont présents durant toute la représentation mais ne réagissent pas au drame quand il n'est pas le leur.
L'autre différence entre ces deux spectacles en un concerne la troupe de danseurs. Ils exécutent la même chorégraphie deux fois mais prennent le temps entre les deux œuvres de mettre des chaussures de flamenco, ce qui change bien entendu tout l'impact sonore de la soirée. Leur chorégraphie peut être unique pour les deux traditions musicales car elle est à elle seule une fusion de danse flamenco et traditionnelle paysanne (avec des emprunts au tap dance irlandais et des allures de West Side Story) mais les instruments de musique pédestres que sont ces chaussures agissent comme un révélateur des corps sonores. Ce d'autant plus que la chorégraphie paraît avoir été conçue pour L'Amour sorcier, tant sa dynamique correspond à cette partition (c'est rarement le cas avec la musique de Janáček).
L'intensité chorégraphique ne correspond donc pas toujours à l'intensité instrumentale en fosse. Mais cela est aussi dû à la concentration et au respect des partitions que manifestent le chef d'orchestre et les musiciens (la symétrie instrumentale est néanmoins renforcée expressément pour cette production, Arthur Lavandier ayant réorchestré Journal d'un disparu pour l'effectif de L'Amour sorcier). Łukasz Borowicz, pour ses débuts in loco, dirige avec une grande précision de phrasé l'Orchestre Symphonique de Mulhouse qui déploie des qualités de timbre chambriste (malgré quelques notes un peu basses) tout en sachant les unir au service de grands crescendi. Le piano est très présent et les cuivres un peu en retrait. Les bois sont envoûtants et les cordes corsées. Les rythmes sont en place mais pâtissent du défaut de cette qualité : manquant de cette dernière once de liberté qui en fait tout le piquant.
Le dialogue entre ténor et mezzo-alto dans le Journal d'un disparu rappelle évidemment la configuration vocale de Carmen. D'autant que cet opéra récemment repris à Strasbourg (comme en Prélude à cette édition du Festival Arsmondo) a de nombreux points communs avec les deux opus de ce diptyque : comme dans Carmen, un jeune homme du peuple (ici paysan plutôt que brigadier) tente de résister au déshonneur que jetterait sur sa famille le fait de fuir avec une Tsigane, et il finit pourtant par fuir, tandis que les Bohémiennes de Carmen comme de L'Amour sorcier tirent les cartes pour lire leur avenir (notamment amoureux) et que la Gitane ici nommée Candelas (chandelle brûlant d'amour) ensorcèle son amant jusqu'à ce qu'il la rejoigne. Les objectifs et les fins divergent entre ces histoires, mais les deux voix lyriques ici présentes aussi, tant le ténor est loin de la vocalité de Don José et tant la mezzo a les richesses d'une Carmen.
Magnus Vigilius a une voix claironnante très en-dehors dans la projection par opposition à son appui quelque peu engorgé. Le soutien vigoureux est marqueté d'accents, se déployant avec son timbre pincé et sa prononciation appliquée. Il est toutefois couvert par le forte de la fosse. Le ténor danois traduit l'intensité de ce monodrame jusqu'à mettre son endurance en péril, et il finit par se lever mais restant aussi droit physiquement et vocalement que lorsqu'il est assis (alors qu'à l'inverse, la cantaora assise a déjà l'intensité d'une danseuse en mouvement).
La mezzo Adriana Bignagni Lesca (qui ne devait initialement assurer que les représentations de Mulhouse et qui remplace Josy Santos pour ces premières dates strasbourgeoises) descend aisément sous la voix du ténor, vers de profonds graves poitrinés et projette de puissants accents. Le médium aigu est très vibré et vibrant, au service d'un grand phrasé et d'une prononciation limpide, très déliée.
Les échos du chœur résonnent au (très) loin depuis les coulisses.
La cantaora Esperanza Fernández (remplaçant Rocío Márquez) est fortement amplifiée par microphone, rapprochant d'autant son timbre un peu voilé et distant. Elle n'en déploie pas moins la maîtrise de son art, sa prosodie modèle et investie. Sa parole est chantante et son chant déploie ces accents expressifs inimitables, ces mordants ornés, agiles et cendrés en tréfonds de gorge. La prestation offre ainsi la saveur du naturel travaillé et emporte le public de l'Opéra dans ce voyage conçu par Manuel de Falla.
L'Opéra du Rhin inaugure ainsi à Strasbourg un spectacle au carrefour des arts et des cultures européennes. Le public applaudit chaleureusement les artistes qui leur répondent eux aussi en frappant des mains et des pieds, relançant un rythme flamenco et une série de ¡Olé!