Homo Deus Frankenstein à Genève, l’humain face à la machine
Désormais coutumier de ces courts-formats étonnants et résolument contemporains dans leur conception tant scénique que musicale (telles ces Aventures et nouvelles aventures de Ligeti vues en septembre dernier), le Grand Théâtre de Genève, dans le cadre de son projet pédagogique “La Plage”, programme un spectacle qui se veut une rencontre entre le monde de l’humain et celui des robots. Homo Deus Frankenstein, tel est le nom de cette performance bien plus théâtrale que lyrique, portée par une triple inspiration littéraire. Il y a d’abord le Faust de Goethe, dont sont ici repris les mécanismes de confusion des temps : sur scène, le personnage principal, la jeune Alexandra, côtoie l’hologramme d’une nonagénaire qui est sans doute sa propre incarnation, bien des décennies plus tard, mais aussi le symbole, selon la note d’intention, de la “mortalité de l’espèce humaine” face à la toute-puissance des robots (dont les lointains ancêtres seraient ainsi les homoncules, ces êtres artificiels créés par des alchimistes dans l’œuvre de Goethe). L'allusion à Goethe est aussi musicale, le basson reprenant notamment le fameux thème de L'Apprenti Sorcier de Paul Dukas (qui s’était lui-même inspiré d’une œuvre du poète allemand). Autre référence assumée, le Frankenstein de Mary Shelley (l’original, donc), dont le spectacle retient ici la notion de monstre dans un sens second du terme, qui renverrait à ces machines incontrôlables et toujours plus autonomes : en les reliant à ce que sont devenues les technologies modernes. Il y a aussi cette correspondance évidente entre les traits peu à peu vieillissants du visage d’Alexandra et ceux, terrifiants, de la célèbre créature ayant inspiré tant de cinéastes. Enfin, la dernière référence revendiquée est le livre Homo Deus : Une Brève histoire de l’avenir, où l’auteur israélien Yuval Noah Harari s’interroge sur le devenir d’un monde rendu à la toute-puissance des machines, des réseaux sociaux et algorithmes en tout genre, signant la capitulation de l’humain face à l’artificiel.
La machine face à l'humanité, donc : tel est le fil rouge de cette pièce théâtrale et musicale, où la danse occupe aussi une place centrale. Les deux personnages incarnent chacun sur scène la face d’un monde où réel et virtuel occupent une place égale. D’un côté, Alexandra, jeune femme candide et pleine de vie qui, dans sa chambre, s’interroge à haute-voix sur sa propre existence et son rapport au temps. “Dois-je être drôle ? Dois-je être heureuse ? Dois-je aimer les autres ?”, se questionne notamment celle dont le journal intime consiste en des confidences filmées à la webcam, “pour laisser une trace, par peur d’oublier et d’être oubliée”. Incarnation de l’humanité, en somme, “Alex” est ici campée par Sheva Tehoval, très investie dans cet emploi inédit, elle qui s’était déjà illustrée dans une perspective “futuriste” avec La Flûte (cyber)enchantée proposée par l’Opéra de Vichy en mars dernier (notre compte-rendu). Mais, pour la soprano belge, comédienne et récitante certes fort appliquée, il est en l’espèce bien moins question de chant que de théâtre et d’expression parlée, la voix chantée lui servant surtout à se faire entendre et à affirmer son existence de manière fort sonore. C’est le cas par exemple pour ces aigus projetés avec la puissance d’un touchant désespoir lorsque le personnage veut faire comprendre que non, il n’est pas "remplaçable", et que les robots, eux, ne peuvent pas chanter, et toc !
Duo plus que duel
Car “Alex” doit composer avec la présence d’un robot, au visage humain en l’occurrence, qui s’invite inopinément dans sa chambre. S’engage alors un dialogue entre l’humanité et ce cyborg, incarnation du virtuel, qui parle ici avec la rythmique d’une machine, sur un ton froid et monotone, pour rappeler notamment que la seule chose que l’humain laissera après son passage sur terre, “ce sera de l’ADN et des données”. Une charmante perspective dont l’annonce revient ici à la danseuse et comédienne Katharina Senk, aussi élastique et vive dans ses mouvements que crédible dans son incarnation d’une femme-robot au visage impersonnel, dont les yeux grands ouverts et qui jamais ne se ferment suscitent davantage l’effroi que la sympathie. Alexandra s’en rend vite compte d'ailleurs, elle qui n’obtient que de lapidaires réponses à ses questions existentielles, tel ce “non” tombant comme un couperet après cette interrogation de la jeune femme : "Suis-je indispensable ?". Mais ce cyborg, malgré tout, laisse ici-et-là percevoir quelques signes d’humanité, fût-elle glaciale, comme lorsqu’il confesse qu’Alexandra “est belle à voir”, et “qu’elle compte” un peu quand même, sur cette Terre. Ainsi en ressort la morale de cette fable de l’ère moderne : il ne s’agit pas de signer le triomphe du virtuel sur le réel, car la cohabitation semble inévitable, mais plutôt d’inviter le jeune public à s’interroger sur la place du numérique dans nos vies actuelles, et sur l’avenir d’un monde que l’on imagine bientôt (et même déjà ?) géré par les robots. S’interroger, aussi, sur notre rapport au temps qui passe dans cette société où le numérique occupe une place prépondérante dans nos temps libres... qui au fond ne le sont peut-être plus vraiment.
Quant à la partie musicale composée par Frederik Neyrinck, son interprétation est ici confiée aux cinq musiciens de l’ensemble I Solisti, qui se font autant instrumentistes que narrateurs et bruiteurs. Les percussions de Carlo Willems dominent globalement l’ensemble, avec une grosse caisse servant à décrire les battements de cœur et les tourments intérieurs d’Alexandra, tandis qu'un vibraphone apporte ses sonorités métalliques et colorées pouvant faire penser à des musiques de dessins animés, effet sans doute recherché au regard du jeune public auquel est destiné le spectacle. Alternant entre rythmes lents (lorsqu’Alexandra s’interroge) et passages bien plus vifs et dansants (lorsqu’elle tente d’affirmer son existence face au cyborg), la musique donne l’occasion au trombone de Bram Fournier et à la clarinette de Tomonori Takeda d’user gaiement de la technique du glissando, aux côtés du basson de Francis Pollet et de la trompette de Simon Van Hoecke sollicitant souvent la sourdine pour varier les couleurs, y trouvant aussi un sonore et riche terrain d’expression nanti d’agréables teintes jazzy.
Après un peu plus d’une heure de spectacle, ni l’humain ni la machine n’ont finalement triomphé ni perdu le duel (qui est finalement davantage un duo), mais c’est bien un petit triomphe que réservent les enfants en direction d’une troupe artistique aux talents multiples. La soprano Sheva Tehoval parvient, elle, à tirer son épingle du jeu dans cette performance inédite où sa voix est un instrument : pour chanter, évidemment, mais aussi pour affirmer fièrement son appartenance à l’humanité dans tout ce qu’elle a de plus spontané, d’enjoué et de bienveillant. En somme de plus noble. D’autant que les robots ne chantent pas, eux. Ou pas encore.