Les Rêveurs de la lune, fable onirique à Strasbourg
Initialement prévu en mai 2020 et reporté en raison de la situation sanitaire, l’opéra signé par le compositeur britannique Howard Moody (connu de la maison strasbourgeoise pour son Sindbad, donné en 2017/2018) attire un public jeune et moins jeune, venu nombreux dans l’auditorium. Écrit par la librettiste Anna Moody, la fille du compositeur, le texte s’apparente à une fable animalière dont les protagonistes sont : des oiseaux (lesquels sont personnifiés et symbolisent un certain pouvoir ou fonction dans la société) et les Rêveurs (interprétés par des enfants) à la fois fragiles et en quête de liberté. Une double inspiration prélude à cet ouvrage. Howard Moody s’inspire d’abord du symbole de la cigogne, oiseau à nouveau très présent mais qui s’était retiré de l’Alsace suite à l’extension urbaine et à l’assèchement des marais. L’association d’un comportement à un oiseau trouve quant à elle sa source dans le poème du soufi persan Farid al-Din Attar, La Conférence des oiseaux (1177) où les volatiles se mettent à la recherche de leur roi, évoquant ainsi la recherche spirituelle et l’union à Dieu (un texte qui a inspiré d’autres opéras, et un thème qui inspirait aussi l’opus récemment à l’affiche de la maison en création française).
La Cigogne, pêchant les rêves dans le Lac où se reflète la lune, maintient un ordre cyclique, dénué de rupture et alliant ciel et terre. Cet univers édénique est soigneusement et sobrement figuré par des lits recouverts de couvertures sur lesquels sont projetés des reflets aquatiques d’une douce couleur indigo. De ces eaux calmes s’échappent périodiquement des rêves représentés par des ballons transparents. La Cigogne, tenant un grand ballon blanc (la lune) qu’elle vient de gonfler avec une pompe fixée sur le devant de la scène, parcourt et veille sur ce monde endormi. La rupture est violemment marquée par l’arrivée des autres oiseaux qui décident d’édifier une ville sur le lit du Lac des Rêves. La Cigogne est chassée, les lits se défont laissant apparaître des enfants hagards en pyjamas, qui, recouverts de leurs couvertures, ne cessent d’arpenter et de saturer la scène, très petite pour le nombre d’artistes. Les lits, sortes de blocs noirs, sont alors érigés à la verticale pour figurer la ville. Malgré quelques longueurs dans l’intrigue, des thèmes centraux émanent de la fable : l’écologie, l’exploitation, la libération de la domination par les rêves.
Très évocatrice et contrastée, la musique d’Howard Moody oscille entre des polyphonies lumineuses parfois proches de la musique chorale anglaise de la Renaissance, et une écriture répétitive rappelant le minimalisme de Steve Reich. L’écoute et la compréhension de cet opéra conçu pour les enfants est facilitée par l’utilisation suggestive des instruments : le marimba évoquant les caquètements de la cigogne, la clarinette les cris du paon.
La mezzo-soprano Brenda Poupard incarne cette Cigogne pleine de grâce : vêtue d’un châle blanc aux franges noires, ses lents déplacements évoquent le vol impassible de cet oiseau migrateur. Tout aussi soignée, sa voix solide et profonde se déploie tant dans les aigus que dans les graves, parée d’un très léger vibrato. En Rossignol chatoyant, la soprano Floriane Derthe fait valoir des suraigus d’abord fébriles puis intenses et nets qui emplissent aisément la salle (et dépassent les autres voix). Le haut du visage caché par le masque d’oiseau laisse deviner l’air mutin et vif de ce rossignol.
Le baryton Oleg Volkov incarne la Huppe fasciée avec une voix vigoureuse et un grain épais mais jamais lourd. Si l’intensité faiblit par moment, la prononciation demeure précise. En paon, le ténor australien Damian Arnold aborde des aigus brillants qui frôlent l’arrogance et flamboient autant que son costume. Alliant une justesse parfaite à un vibrato serré, sa voix se colore d’une teinte chaude dans les graves.
Le chœur d’enfants comprenant des collégiens, écoliers ainsi que des enfants ayant des difficultés auditives, font valoir des aigus clairs et éthérés malgré les masques qui étouffent leur diction. Dans les passages au tempo rapide, les unissons se décalent parfois, rendant certes le texte anglais peu intelligible pour les plus jeunes du public. En moineaux, les jeunes filles de la Maîtrise du Conservatoire de Strasbourg font preuve d’une énergie sans faille tant dans leur jeu scénique que dans leur interprétation vocale d’une grande précision.
© Klara Beck | © Klara Beck |
Howard Moody dirige l’Orchestre de la Haute École des Arts du Rhin d’une main leste et attentive. Si l’acoustique de la salle écrase quelque peu l’intensité des cuivres, des tenues lisses et nettes émanent des pupitres des cordes. L’opéra d’une heure s’achève sous un flot d’applaudissements et dans une euphorie générale sur scène, où les jeunes artistes n’ont rien perdu de leur énergie et de leur fantaisie.
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