La Dame de Pique à La Scala : Gergiev acculé mais applaudi
Les accointances de Valery Gergiev avec Vladimir Poutine et son régime resurgissent à l’occasion de la guerre déclenchée par la Russie en Ukraine. Le chef d’orchestre russe qui avait déjà été l’objet de manifestations à travers le monde à différentes occasions, voit cette fois des contrats annulés (ce qui est déjà acté à Vienne et New York, d’autres salles européennes étudiant clairement la question), tandis que le hashtag #CancelGergiev est partagé sur les réseaux sociaux. Cette nouvelle crise intervenant alors que Valery Gergiev dirige La Dame de Pique à La Scala de Milan, le maire de la ville, Giuseppe Sala, et le surintendant de l’institution Dominique Meyer, ont enjoint le chef russe à désavouer publiquement la guerre, sous peine d’être retiré de l’affiche. Valery Gergiev n’ayant pas donné suite à cette demande, il ne dirigera donc pas la fin de cette série de représentations, mais nous étions en salle pour couvrir son accueil et sa battue, juste avant cette décision.
Valery Gergiev a reçu, malgré tout, un accueil très chaleureux de la part du public milanais même si quelques sifflets ont surgi avant le lever du rideau, parmi cette salve d'applaudissements. Les huées disparaissent toutefois au profit de fortes acclamations à son entrée au troisième acte et encore davantage à l'issue du spectacle (parmi les ovations et rappels d'une dizaine de minutes adressés à l'ensemble des artistes). Effectivement, dans la fosse, Valery Gergiev confirme sa maîtrise du répertoire national de son pays (raison qui en a aussi fait un tel ambassadeur du régime actuel). Son inexorable férule musicale maintient constamment le rapport entre les forces vocales et instrumentales dans une juste proportion. L'ouverture démarre par un tempo modéré permettant de savourer le prélude d'un drame qui s'annonce par la jonction sombre et mélancolique des bois (clarinettes et bassons) et des cordes. La synchronisation est totale, entre instrumentistes et choristes, mais certains solistes ne parviennent pas à suivre le tempo bientôt soutenu de Gergiev (qui sait pourtant écouter et atténuer sa fougue pour s'accorder avec la scène). Il dessine par-dessus tout cette tragédie avec la force hautement résonnante des cuivres et les coups saisissants des timbales, dont la lourdeur pèse toutefois quelque peu sur les danses galantes du deuxième acte.
La musique soutient ainsi l'immersion du spectateur dans la mise en scène ténébreuse de Matthias Hartmann, qui revient au texte de Pouchkine en construisant son narratif visuel autour de la figure de la Comtesse (surnommée "Dame de Pique"). Les objets triangulaires, rotatifs, mobiles et élevés constituent les principaux éléments décoratifs qui s'assemblent pour dresser des cloisons formées de lumières au néon, de miroirs et d'étoffe en cuir. Le plateau est donc loin du palais fastueux de la tsarine Catherine II, et rend difficile l'identification des lieux mais aussi de la temporalité. La production privilégie une perméabilité entre le présent et le passé, par le biais des décors et costumes (tantôt contemporains, tantôt historiques). Dans la scène du spectacle, la mise en abyme avec des éléments du XVIIIe siècle (grand salon, lustres, costumes, perruques) est confirmée par la danse finale (désordonnée) qui ramène au temps présent. L'accoutrement sombre se fond au fond noir de la scène, évoquant un terne "bal des vampires" où le sinistre dénouement est palpable du début à la fin. L'aspect narratif est cependant travaillé avec pertinence par la figure omniprésente de la Comtesse (elle remplace même la tsarine dans l'hymne de l'acte II).
Le plateau est composé de chanteurs russophones, solistes du Mariinski (et/ou d'autres maisons russes), collaborateurs habituels de Valery Gergiev qui les emmène à travers le monde (y compris chaque saison désormais à la Philharmonie de Paris mais qui vient d'annuler sa prochaine venue en avril). Le ténor ouzbek Najmiddin Mavlyanov interprète le malheureux Hermann d'une voix ardente et dramatique qui emplit pleinement la salle, certes avec l'aide de cette acoustique résonnante. La projection tend à vibrer dans l'intensité aiguë, avec quelques légères difficultés dans les cimes, mais qui ne nuisent pas à la netteté de sa prononciation musicale et textuelle. Le jeu d'acteur traduit cette ferveur vocale en proposant un personnage passionné et même obsessionnel, se dégradant jusqu'à la mort.
Asmik Grigorian poursuit dans les pas de son père, le ténor Gegam Grigorian (décédé en 2016) en travaillant avec le chef Gergiev. Dans le rôle de Lisa, sa voix est dramatique et puissante, notamment les aigus émaillés d'un vibrato obstiné et d'un timbre métallique. Elle insuffle beaucoup d'expression lyrique à son air du troisième acte, avec un phrasé tout en délicatesse mais ses lignes chantées à pleins poumons manquent parfois de subtilité.
La mystérieuse et lugubre Comtesse, la pâle "Vénus moscovite" est interprétée par la mezzo-soprano Julia Gertseva. Ses graves sont solides, ronds et sombres comme sa figure, le tout habilement nuancé. "Je crains de lui parler la nuit" est chanté dans un français soigné et sensible aux nasales mais elle peine toutefois à maîtriser l'émission au sommet du diapason, âpre et tressaillante.
Le Comte Tomski (Roman Burdenko) est sonore et lumineux dans sa projection, au phrasé finement modelé. La prosodie limpide s'appuie sur les graves charnus et colorés de son registre souverain (à la différence des cimes un peu serrées). Alexey Markov se présente en spécialiste du rôle du Prince Yeletski. De son assise bien nourrie émane une sonorité pleine et lisse. Son air adressé à Lisa baigne d’une douceur et d’une chaleur lyrique au ton bienveillant et amical.
Elena Maximova en Polina est une mezzo arborant des profondeurs d’alto, la largeur de son ambitus étant soutenue par une solide longueur de souffle. Si sa ligne devient vacillante dans les notes tenues, celle de Maria Nazarova (Masha/Prilepa) est droite, perçante dans les cimes mais sinon de velours. Sa collègue Olga Syniakova dans le rôle de Milovzor est étoffée et solide dans l'assise, mais moins sonore dans l'émission.
Parmi les officiers, le Tchekalinski de Yevgeny Akimov est un ténor svelte et lyrique, sans être dénué de force, quoique son intonation puisse parfois devenir glissante. Le Sourine d'Alexei Botnarciuc prononce avec éloquence ses voyelles profondes, assombries et arrondies. Sergey Radchenko présente en Chaplitsky une sonorité irradiante, nourrie et robuste, tandis que Matías Moncada chante Naroumov avec rondeur et force.
Enfin, Olga Savova interprète sa partie de gouvernante avec un appareil perçant et frémissant, sans appui et fragile, tandis que Le Maître de cérémonie (Brayan Ávila Martínez) est moyennement solide dans la projection, mais suffisamment net pour sa brève apparition sur scène.
Le Chœur de la maison chante sans masques de protection (une étape majeure dans l'assouplissement des mesures qui commence à devenir la norme à travers de nombreuses scènes européennes et mondiales). Sans barrières sonores, ils déploient leurs voix puissantes et équilibrées, suivant de près la cadence imposée par la fosse. Les pupitres féminins sont harmonieux et solides, malgré l'imperfection des aigus, tandis que la contrepartie masculine entonne avec vigueur l'énergie des chants à boire vers la fin du spectacle. L'hymne religieux refermant la soirée est touchant, plein de tendresse et de finesse musicale, avec une basse profonde comme il se doit dans les chants orthodoxes russes.
Le public réserve un accueil plus que bienveillant à l'ensemble des musiciens et chanteurs (y compris Gergiev), alors qu'une décharge de retentissantes huées éclate en direction de Matthias Hartmann et de son équipe artistique.