Barouf à La Fenice : création mondiale d'après Goldoni pour le Carnaval de Venise
La Fenice propose ainsi un projet on-ne-peut-plus vénitien : commandant un opéra, en cette période de Carnaval, à un compositeur qui fut Directeur musical de la Biennale de Venise, sur une pièce de Goldoni écrite dans un dialecte local. Le livret est co-signé par Giorgio Battistelli et le sulfureux Damiano Michieletto qui réalise également la mise en scène, mais le résultat respecte le texte d'origine (avec seulement des coupes pour les auditions des témoins et la réécriture d'une introduction insistant, comme le résultat global, sur la modernité du propos même).
Le message et l'univers populaire de ce texte sont en effet universels et bien connus (notamment de l'opéra : les femmes dans ce village de pêcheurs italien ressemblent fort aux cigarières espagnoles de Carmen d'autant qu'elles sont interprétées avec une grande vitalité par le chœur de la maison). Le drame survient ici à cause d'une tranche de potiron : c'est elle qui cause "Le Baruffe" (qui a littéralement donné le mot français "barouf" pour désigner ces échauffourées). Lucietta, promise au pêcheur Titta-Nane, accepte la tranche de potiron rôti que lui offre le séducteur Toffolo, ce que n'apprécie pas Checca (qu'il courtisait également). L'engrenage est lancé et les commérages vont se poursuivre tout au long de la pièce, semant la zizanie et déclenchant des bagarres qui impliquent toutes les familles (mais la lieto fine est bien sûr respectée : tout est bien qui finit bien grâce à un triple mariage).
Damiano Michieletto éclaircit même davantage cette lumineuse réconciliation, la naissance de nouveaux couples et d'une paix universelle, en les éclairant d'une lumière chaude et céleste (et en faisant flotter les costumes sous l'effet d'immenses ventilateurs). L'immense toile du décor ressemblant à un filet de pêcheur est tiré par tous les habitants du peuple, et une pluie de riz blanc tombe pour célébrer les mariages. La tranche de potiron est jetée au loin et tout le monde court pour la récupérer comme un bouquet de marié, mais une nouvelle citrouille tombe du ciel pour éclater au sol : le drame est prêt à recommencer.
Tout finit et tout commence par le chœur, dans un entremêlent d'expressions et de mots en dialecte, sur un orchestre grouillant comme sur la place d'un marché d'où surgissent des exclamations. L'ambiance sonore est ainsi essentielle, mais elle est faite de mélodies recomposées et qui s'alignent à nouveau pour former les thèmes de la partition, défendue avec lyrisme et clarté par l'Orchestre maison. La baguette est confiée à Enrico Calesso (Directeur musical à Mainfranken, appelé à devenir Théâtre d'État). Le chef dirige avec entrain et détermination, attentivement suivi par tous les instrumentistes et le chœur, même dans les moments très articulés et aux attaques compliquées. L'impact sonore et visuel est impressionnant : les costumes classiques de Carla Teti habillent sans aucun artifice les femmes échevelées.
Alessandro Luongo incarne le Padron Toni (propriétaire d'un petit navire de pêche) avec la visible confiance en soi du personnage. A l'unisson du caractère et de sa partition, il est très intelligible et d'un chant harmonieux sachant s'appuyer sur la matière orchestrale et chorale (et les situations cocasses). Son épouse Madonna Pasqua s'impose avec la puissance lyrique de la mezzo-soprano Valeria Girardello : exubérante, vocalement et dans l'attitude, emplie de la vitalité exigée par la partition et pour son rôle. Francesca Sorteni chante Lucietta (sœur de Toni), sachant mettre ses qualités Verdiennes au service des lignes de cette partition et à la dimension -mesurée- de sa voix de soprano.
Enrico Casari souligne les interventions marquées du jeune pêcheur (et pécheur) Titta-Nane, jusqu'à la force colérique avec un phrasé très précis du dialecte. Marcello Nardis (Beppo, petit frère de Toni) élance lui son ténor audacieux avec précision.
Rocco Cavalluzzi déploie en pêcheur Fortunato sa voix de basse et son non moins frappant caractère de parvenu irrévérencieux. Loriana Castellano (déjà appréciée à Nancy pour une création mondiale) campe le rôle de son épouse (Madonna Libera) avec un style plus mature, dénonçant l'impudeur avec imprudence. La sœur de celle-ci, Orsetta revient à Francesca Lombardi Mazzulli. Habituée aux répertoires baroques et classiques, elle apporte à la partition clarté, légèreté et fraîcheur de style avec un grand investissement. Silvia Frigato s'intègre (en Checca) au plateau avec dynamisme, sa voix se démarquant par sa technique précise même dans les ensembles de foule.
Pietro di Bianco (le pêcheur Vicenzo) tient la dragée haute à tous les villageois dans les moments de querelles, par une série de mouvements caractéristiques et sa jeune voix de baryton-basse soutenue sans effort. Leonardo Cortellazzi (batelier Toffolo) est un ténor polyvalent, ce qui lui permet de pleinement soutenir le traitement de la voix et du personnage, avec modernité (il sera d'ailleurs à l'Opéra de Paris pour Fin de partie en mai). Federico Longhi (Isidoro, adjoint du chancelier) rappelle sa fameuse versatilité de baryton en renouvelant sans cesse la dynamique de son chant, l'assise de son soutien et la musicalité de ses lignes.
Enfin, Il comandador d'Emanuele Pedrini (choriste-soliste de La Fenice), joue le rôle clef du tournant de cette histoire, avec une grande confiance vocale, en habitué de cette scène et du catalogue de ce compositeur. Il peut s'appuyer sur l'épaule solide de Canocchia (signifiant crevette en français, mais qui est en fait le vendeur de potiron) revenant également à un choriste-soliste, Safa Korkmaz qui jongle fièrement avec les situations chorales.
Le public attentif durant ces deux heures de spectacle sans entracte se laisse porter par l’histoire et applaudit chaleureusement. L’assistance est pourtant très diverse entre les habitués de La Fenice et les touristes très nombreux, entrant même pour certains avec masques (non seulement sanitaires mais d'apparat) dans le théâtre en cette période de retour du Carnaval, mais le spectacle réunit les enthousiasmes de la salle comme il réunit à la fois l’étonnement et le patrimoine (dans la tradition même de La Fenice, visant des approches nouvelles de l’ancien).