Soirée unique pour Roberto Alagna avec Manon à Bastille
Roberto Alagna, l'un des trois "remplaçants" (suite au retrait du ténor initialement prévu) de cette production, avait trois dates prévues, que différentes complexités liées à la pandémie ont réduites à une seule, qui a d'autant plus la saveur de l'exceptionnel en cette période où chaque spectacle maintenu est une bonne nouvelle (voire surprise).
Le ténor franco-italien fait ainsi son retour en Chevalier des Grieux qu'il incarnait en 2004 à Bastille dans la mise en scène de Gilbert Deflo. Manon est ici reprise dans la production de Vincent Huguet, qui construit sa mise en scène sur l'image de la Femme libre voire libérée mais tragique (c'est le cas de Manon comme de La Traviata ou de Louise, entre nombreuses autres), mais ici dessinée sous les formes de Joséphine Baker. Le lien est bien expliqué par la mise en scène, mais d'une manière parfois insistante, comme si Vincent Huguet voulait être sûr d'être bien compris, transposant donc pour son propos les décors (d'Aurélie Maestre) mais aussi des images, et même des danses et des extraits musicaux de Joséphine Baker qui n'appartiennent pas à l'univers et à la musique de Massenet. La performance de Danielle Gabou dans la peau de celle qui fut surnommée la "Vénus d'ébène" (s')immerge pleinement dans ce personnage, avec intensité, énergie et passion au point de tout à fait permettre d'imaginer un spectacle qui serait entièrement consacré -ailleurs- à Joséphine Baker, par elle et Vincent Huguet.
Ailyn Pérez chante Manon d'une voix vaillante, avec un son pleinement lyrique et habile. La ligne est libre et vibrante dans la majeure partie de sa gamme (seuls les aigus demandent un effort supplémentaire et perdent un peu, en vibrations et résonances). Son phrasé sans effort et même sensuel caresse des notes douces mais qui restent bien connectées entre elles et jusqu'au bout des phrases. Le point culminant de la soirée (et des applaudissements les plus enthousiastes) est le duo de l'acte 3 entre Ailyn Pérez et Roberto Alagna : les deux artistes délivrant toute la passion sensuelle de leurs moyens.
Roberto Alagna rappelle ainsi qu'il est toujours l'un des ténors les plus recherchés dans ce rôle et ce répertoire. Sa présence vocale, son élocution claire et précise paraissent inégalées dans le répertoire français. Il assure et assume pleinement les dimensions du rôle et de cette scène lyrique de première importance, avec même une énergie juvénile pour interpréter le jeune Des Grieux au début de l'opéra, puis la maturité de sa présence physique et vocale. La voix est toujours phrasée avec nuance et émotion dans le médium, et monte vers les aigus en conservant son intense vitalité vibrante.
Tous les autres rôles peuvent eux aussi s'appuyer sur cet investissement et cette conviction. Le Lescaut d'Andrzej Filonczyk offre l'éloquence d'une voix nuancée et précise. Le Comte des Grieux de Jean Teitgen montre sa riche couleur vocale et un ancrage également dans sa présence scénique (une seule note, "Ciel" justement, échappe à sa ligne sculptée).
Rodolphe Briand donne sa personnalité théâtrale et vocale à Guillot de Morfontaine avec agilité, clarté d'élocution et voix ancrée. Brétigny est joué par Marc Labonnette avec piquant et chanté d'une voix ample. Les rôles de Poussette, Javotte et Rosette interprétés par Andrea Cueva Molnar, Ilanah Lobel-Torres et Jeanne Ireland s'équilibrent et se coordonnent dans un son toujours clair, précis et énergique, sans le moindre défaut musical.
Philippe Rouillon en hôtelier dynamique, Laurent Laberdesque et Julien Joguet en gardes discrets mais justes complètent la distribution.
Le Chœur de l'Opéra de Paris affiche ce soir une excellente forme malgré l'obligation de chanter avec des masques : les ensembles sont équilibrés et bien formulés tout au long de la soirée. L'Orchestre dirigé par James Gaffigan est nuancé, riche en couleurs et toujours attentif aux artistes sur scène. Le maestro en fosse et le ténor au plateau ne s'accordent pas exactement "En fermant les yeux" mais tout se recale dans un esprit fluide et flexible. Enfin, les danseurs (chorégraphiés par Jean-François Kessler) manquent parfois de synchronisation, même s'ils montrent leur agilité tout comme les danseuses.
Le public se montre enthousiaste, applaudissant les artistes jusqu'à la fin des saluts.