La Ville morte sauvée des eaux à Vienne
Un premier communiqué à midi le jour même de la représentation annonce que Yoel Gamzou remplace Thomas Guggeis à la baguette, et que Patricia Nolz assurera le rôle de Lucienne à la place d’Isabel Signoret. Puis, 1h30 avant le lever du rideau, nouveau changement : Paul ne sera plus interprété par Klaus Florian Vogt, mais chanté par Norbert Ernst et joué sur scène par Wolfgang Schilly. Ce dédoublement, employé lorsqu’un changement de dernière minute ne permet pas au remplaçant d’apprendre la mise en scène s’il ne l’avait pas déjà travaillée auparavant, résonne particulièrement avec cet opéra, tant La Ville morte traite de la dualité humaine (comme nous le détaillons dans notre argument de l’œuvre). La soirée peut ainsi commencer avec cette nouvelle piste de réflexion (et cette incarnation d’un Paul effectivement double, tel le Horla). Mais avant le lever du rideau, le directeur de la maison, Bogdan Roščić, vient rappeler tous ces changements… et en annoncer encore un autre (et dernier) : Angelo Pollak remplace Robert Bartneck dans le rôle de Victorin.
La mise en scène datant de 2004 puise dans la multiplication de cadres, rajoutant au plateau une mise en abyme pour représenter le monde intérieur de Paul tel un champ de bataille entre le monde des vivants (le réel) et le monde des morts (le rêve). Le monde des vivants se caractérise par la solitude et la régularité des décors, alors que le monde des morts ressemble plutôt à un tableau surréaliste de Dalí hanté par des clowns. Les murs n'existent plus, le plafond est penché, les maisons de carton tournent en arrière-plan et la délimitation de l'espace se fond dans les ténèbres. Même la crucifixion devient ironique, représentée dans une scène érotique de cabaret.
La présence des deux mondes est renforcée par la scénographie de Wolfgang Gussmann. Les costumes sont stricts avec des lignes nettes, propres à l'esthétique de la fin des années 1930, mais éclectiques et badins dans le rêve pour correspondre à l'illusion d'un carnaval intemporel. L'éclairage dessine l'espace avec simplicité et franchise, se combinant avec l'image fantomatique de Marie en projections vidéographiques. Les deux mondes représentent ainsi l'état d'âme de Paul qui doit revivre ses cauchemars jusqu’à l’abîme, déchiré par sa fidélité à Marie décédée (et dont il conserve, telle une relique, une mèche de cheveux dans une boîte en verre) et son attirance grandissante pour la 'vulgaire' Marietta.
Remplaçant de dernière minute, Norbert Ernst chante la partie de Paul. Son timbre de ténor héroïque est tout à fait approprié pour les élans tantôt désespérés, tantôt érotiques, parfois pathétiques du personnage sans tomber dans un excès de sentimentalisme. La majorité des montées est assurée avec énergie et précision, produisant des sommets éclatants et intenses. Des approches parfois abruptes entraînent un son un peu dur mais sont quantités négligeables par rapport à la précision et à l'intensité de l'ensemble de la performance (et dans ces conditions de remplacement). Sachant basculer entre chant et parlé-chanté dans le médium, il fait presque oublier qu’il chante sur le côté de la scène, tandis que l'assistant du metteur en scène, Wolfgang Schilly, incarne le rôle sur le plateau avec efficacité mais une inéluctable absence d’interactions corporelles essentielles.
Vida Miknevičiūtė, à la fois Marietta et Marie, livre l'intensité tant attendue en incarnant les deux femmes conçues comme un double. Son timbre brillant est d'une texture métallique mais charmante qui couvre aussi bien des séductions mélodieuses que des élans dionysiaques. En Marie, la voix puise dans le caractère sombre, la densité du registre médian et la transparence du registre haut pour représenter l'appel (menaçant) du monde des morts. Mais c'est Marietta qui montre tous les aspects de la voix et sa grande capacité à parcourir l’ambitus avec aisance, raffinement et expressivité. Les transitions entre les registres sont assurées avec précision et traduisent la compréhension de la finalité dramatique du personnage : elles sont claires, perçantes, imposantes, toujours séductrices.
Le Kammersänger (titre honorifique maison) Adrian Eröd, incarne également la riche dualité de son double rôle (Frank dans le réel et Fritz dans le rêve de Paul). Frank, pragmatique, puise dans le caractère solennel de la voix avec une sûreté et régularité complémentant impeccablement la partie de Paul. Fritz se livre encore plus à l'extase, avec aisance, conviction et maîtrise dans les transitions entre les registres. Son timbre attire par sa densité et sa texture légèrement rugueuse (surtout dans les aigus).
Monika Bohinec incarne avec sensibilité Brigitta, gouvernante de Paul qui garde de doux sentiments pour son maître. Malgré ses apparitions relativement brèves, la chaleur et la richesse de son timbre se déploient sur un chant maîtrisé, et les transitions entre les registres sont réalisées avec facilité et naturel.
Dans les rôles secondaires, Anna Nekhames (Juliette) fournit un complément éclatant à Marietta par son timbre cristallin et son chant aisé. Patricia Nolz est une Lucienne charmante et dynamique qui attire par l’énergie et la rondeur veloutée de sa voix. Angelo Pollak (Victorin), lui aussi remplaçant de dernière minute, livre une performance vive et énergique, scéniquement comme vocalement. Daniel Jenz (le comte Albert) et Lukas Gaudernak (Gaston) contribuent également à la dynamique ambiguë à la fois carnavalesque et cauchemardesque de la scène de rêve.
La direction musicale de Yoel Gamzou met l'accent sur les dimensions et la texture de la masse sonore, dans des changements d'ambiances sentimentales pour les différentes étapes du drame. La profondeur et la gravité du registre bas des cordes matérialisent la présence envoûtante de l’abyme/abîme au cœur du drame et c’est sur cette ancre que le reste de la masse sonore puise sa force. La précision des nuances, même dans le drame, montre la maîtrise musicale et théâtrale du chef (là encore impressionnant l’auditoire, pour un engagement inopiné). La soirée est ainsi accueillie par l'enthousiasme des spectateurs, pas seulement heureux du sauvetage.
Adrian Eröd | Vida Mikneviciute (© Wiener Staatsoper / Michael Pöhn) |