Une Heure espagnole et un Gianni Schicchi réglés comme des horloges à Nancy
Gianni Schicchi, écrit par Puccini pour conclure son Tryptique, suite de trois opéras aux styles différents -tragique, mystique et comique- créé au Metropolitan de New York en 1918, est ici associé à une œuvre, L’Heure espagnole, écrite par Ravel quelques années auparavant, en 1911. Ce choix, même s’il n’est pas inédit, n’est pas si courant. Pourtant, certaines ambiances musicales de L’Heure espagnole se rapprochent du style puccinien et anticipent notamment celles d’Il Tabarro, autre opéra du Tryptique. Les deux œuvres ayant en revanche peu de point communs dramatiques, hormis leur légèreté comique et un passage conclusif s’extirpant de l’histoire pour en énoncer la morale, Bruno Ravella choisit de les relier par son décor, magnifique, créé par Annemarie Woods. Une gigantesque horloge trône ainsi, représentant à la fois le métier de Toquemada, le mari cocu de L’Heure espagnole, et la dernière heure qui sonne pour le vieux Buoso dont l’héritage est au cœur de l’intrigue de Gianni Schicchi. Des sons d’horloges se font d’ailleurs entendre avant même la représentation, durant le placement des spectateurs. Les deux heures de musique passent à une vitesse folle tant la mise en scène est rythmée : les deux aiguilles de la grande horloge n’ont d’ailleurs pas le temps de se mouvoir durant le spectacle !
L'Heure espagnole mise en scène par Bruno Ravella (© Opéra national de Lorraine)
La première partie met en scène une ménagère, Concepcion, incarnée par la mezzo-soprano Eléonore Pancrazi, bigoudis dans les cheveux et aspirateur à la main, qui profite de l’absence de son mari pour trouver du réconfort dans les bras d’un amant, quel qu’il soit. La jeune femme bénéficie de la voix claire et flûtée de son interprète. Sa bonne gestion de son souffle lui permet de tenir ses notes avec un joli vibrato tout en parcourant la scène au pas de course. Séduisante, elle attire auprès d’elle trois amants, ainsi qu’un papillon, invité surprise, qui lui aura tourné autour durant toute la représentation. Son interprétation de La pitoyable aventure, l’un des principaux airs de l’ouvrage, est pleine d’autorité, les aigus puissants étant projetés avec une apparente facilité. La mise en scène, ne montrant que les jambes des interprètes lorsqu’ils sont dans la chambre de la jeune femme à l’étage, permet un jeu muet tout à fait réussi et drôle dont elle est l'héroïne.
L'Heure espagnole mise en scène par Bruno Ravella (© Opéra national de Lorraine)
Le dévolu de Concepcion se jette d’abord sur un poète, Gonzalvo, interprété par Jean-Michel Richer, dont l’écriture musicale est emprunte d'un lyrisme propre à l’artiste. Le ténor s’en tire parfaitement, malgré une légère difficulté dans les graves, parvenant même à projeter sa voix en étant lascivement allongé, position peu propice à l’exercice. Le poète étant plus concentré sur son art que sur les charmes de la jeune femme, cette dernière se rabat sur un riche banquier, Don Inigo Gomez, campé par Thibault de Damas dont le grimage, les mimiques et le jeu scénique participent pleinement au comique du spectacle. Vocalement, le baryton-basse manque parfois de puissance mais il compense ce défaut par un timbre tout à fait charmant. Les deux amants se cachent tour à tour dans des horloges portées à bout de bras par un muletier, Ramiro, vers lequel la jeune femme se tournera finalement pour contenter ses désirs, Don Inigo se retrouvant coincé par sa corpulence dans l'horloge dans laquelle il s'était caché. Les jeux de scène (le muletier transporte sans cesse les pendules dans lesquelles sont cachés les amants) sont bonifiés par l’idée de ménager une porte trop petite pour les horloges, obligeant Ramiro à se contorsionner pour les franchir. Gilen Goicoechea interprète le jeune homme rustique avec une candeur confondante et un investissement scénique indéniable. Sa voix puissante et riche d’un vibrato marqué participe à une prestation de qualité. Enfin, David Margulis, le cocu concupiscent Toquemada, compense son manque de puissance vocale par un jeu scénique drolatique. Tous les chanteurs de cette distribution ont finalement un point commun : une prononciation et une articulation parfaites, mettant en valeur la poésie croustillante du livret.
Distribution de L'Heure espagnole mise en scène par Bruno Ravella (© Opéra national de Lorraine)
Le second ouvrage est introduit par un jeu muet : avant même que le rideau ne s’ouvre, les membres de la famille du vieux Buoso se bousculent pour entrer en premier dans la demeure du défunt. Les personnages sont posés : leur cynisme triomphant et jubilatoire n’a plus qu’à se laisser porter par la précision de l’un des livrets les plus aboutis du répertoire. Cet ensemble de huit personnages est présent de bout en bout : ils feignent, geignent, ragent, pleurent, jubilent, puis ragent de nouveau avant de piller les lieux dont ils finissent chassés. La cohésion est parfaite. La mise en scène crée du mouvement et occupe l’espace avec une précision… d’horloger.
Les huit membres de la famille du vieux Buoso (© Opéra national de Lorraine)
Le rôle-titre est interprété avec charisme et énergie par le baryton Adrien Barbieri dont le timbre noble resplendit avec puissance. Il participe comme il se doit au comique de l’ouvrage en altérant sa voix et en se dotant d’un zozotement ridicule pour imiter le défunt et donner le change au notaire, afin de s’attribuer une large part de l’héritage. Sa fille, Lauretta, est campée par Laura Holm, qu'un manque de puissance vocale empêche d’exister dans les ensembles. Heureusement, seule en piste pour interpréter le tube de l’opéra, O mio babbino caro, son timbre riche, sa fraicheur, son sens des nuances et sa maîtrise d’un profond vibrato lui valent la seule salve d’applaudissement ayant interrompu l’orchestre. Son amant, le jeune Rinuccio, est chanté par le rayonnant ténor Jérémie Schütz, qui doit encore parfaire sa prononciation italienne et sa technique vocale (afin de gommer les tenues de notes et vibratos mal assurés), mais auquel le timbre légèrement barytonant et la projection puissante donnent une véritable stature.
Gianni Schicchi mis en scène par Bruno Ravella (© Opéra national de Lorraine)
L’Orchestre symphonique et lyrique de Nancy, guidé d’un geste ample par Michael Balke, sautille et virevolte au gré des intrigues et des comiques de situation, se sortant avec panache de deux partitions complexes, précises et aux ambiances variées.
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