La Traviata de Limoges à Ibiza, dé-cadence contemporaine
Après La Traviata influenceuse par Simon Stone à l'Opéra de Paris, Chloé Lechat situe la sienne dans le monde de la jet-set à l'occasion de sa première mise en scène lyrique. Cette approche suscite curiosité et interrogations parmi le public, dès la lecture de la note d’intention scénique qui décrit une action ancrée “au cœur d’une fête contemporaine, dans une villa d’Ibiza”. Et dès le lever de rideau, se dévoile l’intérieur d’une villa avec piscine intérieure et vue sur mer, où se déroule une fête mondaine (seul manque un DJ aux platines). Cette maison de la débauche et de la “superficialité” est celle de Violetta, rongée par le mal et venue y finir sa vie dans l’indifférence générale, en agonisant lentement à quelques mètres de fêtards invétérés se préoccupant peu de son sort.
Chloé Lechat, en déplaçant l’histoire dans notre siècle, entend aussi interroger la condition féminine en créant une passerelle entre les courtisanes d’hier (dont Marie Duplessis, qui inspira La Dame aux Camélias à Alexandre Dumas fils, puis donc La Traviata de Verdi) et les escort girls de luxe d’aujourd’hui. L'idée intéressante n'est toutefois pas exploitée jusqu’au bout, notamment car une autre problématique -certes complémentaire- vient s'y adjoindre : l’opposition des classes et des conditions. Dans cette demeure de jet-setteuse sur le déclin, défilent deux personnages à qui Chloé Lechat a tenu à donner corps pour mieux accentuer la pression sociale mise par la famille Germont sur Violetta. La grand-mère d’Alfredo d’abord, censée représenter l’autorité d’une famille dont elle tire les ficelles “tapie dans l’ombre” (dixit la note d’intention), et puis Virginia, la sœur d’Alfredo dont le mariage est empêché par l’histoire de celui-ci avec Violetta. Laquelle se trouve ainsi confrontée à deux mondes, le sien, frivole et dissolu, et celui des Germont, symbole d’une société patriarcale qui décide selon les statuts et non les sentiments.
Deux mondes qui ne font qu’un dans cette villa de la décadence, l’étau finissant inexorablement par se refermer sur une Violetta rongée par la maladie. Ainsi, quoique complexe au premier abord, ce mécanisme de la superposition entre deux univers s’avère finalement efficace, même s’il n’est pas sans occasionner quelques décalages ou failles spatio-temporelles. L’action est en effet supposée se dérouler à Ibiza, mais les matadors disent bien arriver “à Paris”. Étrange, en outre, de voir la scène de bal se dérouler avec des costumes du XIXe siècle (aux finitions certes soignées par Arianna Fantin), quand tout par ailleurs se déroule à l’époque moderne. Du reste, le mouvement incessant qui règne sur scène dilue parfois la portée dramatique d’instants supposés être poignants, comme dans l'“Addio del passato” où Violetta chante sa propre mort quand ses “amis” défilent derrière elle pour récupérer ses chaussures de luxe (l’idée traduit bien sûr l’indifférence dans laquelle expire Violetta, mais l’attention est divertie, et la force lyrique du propos s’en trouve quelque peu étiolée). Enfin, il y a ces changements de décor bien longs et que quelques spectateurs un peu pressés, en ce soir de première, vont jusqu’à prendre pour l’entracte.
Nouvelle Violetta, Germont de dernière minute
La musique trouve nonobstant toute sa place dans cette scénographie débridée, où la qualité des décors et des costumes, réalisés par les ateliers de l’Opéra de Limoges, est appréciée. Particulièrement attendue pour sa prise de rôle, Amina Edris campe une Violetta bouleversée et bouleversante, totalement habitée par la force dramatique du personnage. Du saisissant “E Strano” jusqu’à sa déchirante agonie, la pureté s'allie à la générosité dans une performance vocale lustrée par des aigus aussi longs que radieusement timbrés, avec un vibrato nourri qui résonne comme de funestes trémolos ante-mortem.
Le ténor maltais Nico Darmanin peine quelque peu dans la plénitude et les sommets de son rôle d'amant. Vaillant et fougueux Alfredo, charmeur à souhait et complice avec sa bien-aimée, la voix, quoiqu’émise avec assurance sur la base d’un solide medium, a toutefois tendance à se resserrer dans l’aigu.
Ayant récupéré le rôle le soir de la générale, après la défection de dernière minute de Francesco Landolfi pour cause de Covid, Sergio Vitale endosse les habits de Germont avec une assurance admirée. La voix est imposante, la ligne de chant soutenue par une ardente projection, et ce Germont vient même chanter depuis la salle, imposant toujours son autorité scénique, la noblesse et l'affliction de son rôle.
Yete Queiroz est une Flora investie et enjouée, à l’instrument de mezzo aussi chaud de timbre que vif en émission. En Annina appliquée et empathique, Séraphine Cotrez use d’une voix de mezzo ronde et vibrée. Pas le dernier à faire la fête, le Gastone de Matthieu Justine se démarque par son jeu plein de dynamisme, et la projection d’une voix de ténor claire et sonore. Francesco Salvadori est lui un valeureux Baron Douphol, avec son baryton aux caverneuses résonances. Frédéric Goncalves, en remuant Marquis d’Obigny, use aussi d’un baryton sonore et de noble tenue. Enfin, en Grenvil au timbre sec et porteur de funestes nouvelles, Guy Bonfiglio se distingue par la précision de sa diction.
À la fosse, et dès le prélude dont l’intensité se trouve quelque peu altérée par l’entrée en scène préalable de Virginia venue raconter sa “life” (d’après son langage), l’Orchestre de l’Opéra de Limoges se montre particulièrement efficace dans la restitution des divers élans dramatiques et passionnés de l’œuvre. L’ensemble manque parfois de relief sonore, ce qui doit davantage aux contraintes de restrictions de l’effectif (38 musiciens) qu’à l’investissement des instrumentistes. Quant au “chef maison”, Robert Tuohy, il s’emploie avec maîtrise à gérer quelques décalages avec la scène, et notamment avec ce Germont arrivé l’avant-veille de la première. Enfin, par son homogénéité sonore et retentissante, le Chœur placé sous la direction d’Edward Ananian-Cooper, se révèle impeccable. De chauds applaudissements viennent couronner cette production étonnante, et son plateau vocal, avec la prise de rôle d’Amina Edris.