Lady in the Dark au Volksoper de Vienne, plus qu'un drame psychanalytique
Le Volksoper de Vienne inaugure la nouvelle production signée Matthias Davids de Lady in the Dark de Kurt Weill, ici dans la version allemande de Roman Hinze. Le musical, créé (sur un livret anglais de Moss Hart, lyrics d'Ira Gershwin) au sommet de la carrière à Broadway du compositeur, raconte l'histoire de Liza Elliott, rédactrice en chef du magazine de beauté Allure. Quelques mois après une dispute violente avec Charley Johnson, elle souffre de crises d'anxiété et de cauchemars. Sur les conseils de la rédactrice de mode Maggie Grant, Liza rend visite à un célèbre psychanalyste, le Dr. Alexander Brooks qui l'invite à raconter ses rêves et l'intégralité de son histoire. La femme de pouvoir se confronte à son passé, à ses vulnérabilités étouffées pendant toutes ces années par le succès. Cependant, le drame est bien plus qu'un hommage (ironique) à Freud. La nouvelle production de Matthias Davids représente les transitions entre le rêve et le réel comme un voyage, dont les frontières sont dessinées par les décors ingénieux signés Hans Kudlich : l'espace se transforme habillement entre la simplicité de la salle de consultation du Dr. Brooks (dont le sofa est un clin d'œil à celui de Freud), le bureau de Liza, le club Seventh Heaven (Septième Ciel), la fête de mariage de Liza vue comme un cirque. L'éclairage kaléidoscopique de Michael Grundner, les costumes de Susanne Hubrich (formels et oniriques), et la chorégraphie moderne de Florian Hurler soutiennent cette virtuosité des décors et la vivacité du drame.
Julia Koci emmène une distribution constituée de la troupe maison, dans le rôle de Liza Elliott. Elle incarne tour à tour la cheffe sèchement blasée et la vedette charmante, séductrice et énergique. Le timbre vocal, très proche du parlé, attire par sa puissance, sa profondeur, et son expressivité, qui lui permet de basculer aisément entre le chant, les exclamations et le dialogue. Ses formations d'actrice et de danseuse se font remarquer dans les scènes de rêve et coexistent harmonieusement avec l'énergie et la stabilité du chant (même dans les mouvements corporels). Le point culminant du chant est la Chanson du bateau (Ship song), qui donne le thème central de l'œuvre. Elle met en valeur la dimension symbolique des mots (de telle sorte que la chanson dépasse son rôle d'aria et se transforme en récit qui dévoile la profondeur du personnage au point charnière de sa vie).
Christian Graf, en Charley Johnson, souligne la dualité du personnage dur et cynique à l'extérieur mais romantique à l'intérieur. Même s'il ne chante pas beaucoup, son timbre s'harmonise avec le côté métallique de celui de Liza pendant les passages lyriques. La polyvalence du jeu d'acteur (tour à tour diplomate, bijoutier et prêtre dans les rêves de Liza) est soutenue par le chant au comique et à l'ironie de situation, notamment dans les transitions habiles et des passages marqués d'exclamations et de syncopes.
Jakob Semotan, d'habitude spécialiste des personnages comiques et caricaturaux, fait preuve de la même habileté dans le rôle de Russell Paxton, photographe de mode. Le timbre, d'un éclat chaleureux, accompagne les différents personnages comiques qu'il incarne dans le cadre du rêve. Le chant est énergique et solide, même accompagné de mouvements corporels vifs. Sa deuxième aria est une série en jeux de mots sur les noms des compositeurs russes, dans une vitesse croissante (impressionnante d'endurance, de respiration et de stabilité vocale).
Ben Connor, dans le rôle de l'acteur Hollywoodien Randy Curtis, met l'accent sur le contraste entre le comique du personnage (ici représenté comme une caricature de cowboy dans un western) et son timbre charmant, sombre et velouté. Marie-Christiane Nishimwe, incarnant Elinor Foster, secrétaire de Liza, attire par la combinaison entre le personnage drôle et la pureté du timbre, qui se fait remarquer dans l'ambiance de fête par son caractère innocent.
La distribution est également soutenue par de nombreux rôles parlés, parmi lesquels le comédien Robert Meyer incarne le psychanalyste Dr. Brooks, pragmatique et patient, mais qui cache néanmoins une curiosité ludique dans son rapport professionnel avec Liza.
Éléments primordiaux de la scène et non pas seulement à-côté ou encadrant, le chœur et le chœur d'enfants la maison, sous la direction d'Holger Kristen, enjouent les scènes de rêve avec allégresse et clarté d'intention auprès d'une troupe du Ballet d'État de Vienne.
James Holmes dirige l'Orchestre de la maison en montrant une grande compréhension des idées musicales, des textures sonores, des rythmes et des moments dramatiques qui sont propres au style du musical, sans omettre les traces subtiles des autres styles musicaux. Les cuivres, les timbales et les vents manifestent l'ambiance de fête, dont l'explosion de joie n'est jamais indépendante des ombres prémonitoires du cauchemar. Les rechutes vers l'anxiété sont exprimées par la texture des vents dans les gradations des mélodies. Chaque épisode est assuré de manière réfléchie, tenant compte du flux et des dynamiques qui permettent de passer d'une ambiance scénique à l'autre, du réel au rêve et de retour, accompagnant même des applaudissements enthousiastes qui semblent faire partie du spectacle même.