La Dame blanche hante et enchante La Diacosmie de Nice
Les temps de crise sanitaire invitent paradoxalement à des expériences innovantes (dans des maisons résilientes comme l'Opéra de Nice). Cette production de La Dame blanche retrouve ainsi un public présent (après avoir été offerte en streaming un an auparavant, exactement comme Akhnaten retransmis en novembre 2020 et présenté en public en novembre 2021). Cette Dame blanche retrouve le public et permet même de lui présenter un lieu, auparavant dissimulé au regard : la Diacosmie.
Le public découvre ainsi tout un univers dans ce lieu où sont fabriqués et entreposés les décors et costumes (que nous présentait le Directeur de l'Opéra de Nice, Bertrand Rossi). Pour accéder à la salle de spectacle, il traverse un long couloir, parsemé d’orangers, de personnages factices, et des titres des grandes productions passées (depuis Mozart jusqu’à Philip Glass).
Le spectacle est proposé dans une version semi-scénique. Valérie Nègre a conservé et adapté de la mise en scène signée Pauline Bureau une direction d'acteurs dans une mise en espace, avec des chaises et quelques accessoires (le poupon, une petite estrade, la photo des enfants à la toute fin, le message qui s'enflamme). Cette version est aussi semi-scénique car l'orchestre (en formation légèrement réduite) est en fond de scène tandis que des sièges à l'avant-scène sont installés pour accueillir les chanteurs. Mais aussi car le spectacle se présente comme une (fausse) répétition générale avec porte-manteau, bouteilles d'eau, les agissements d’une régisseuse, et même les moments de préparation et de pause. L’entracte qui n'a pas lieu pour le public (pour raisons sanitaires) est une occasion comique pour l'équipe artistique sur scène de s'exercer à diverses vocalises et travaux de placement de la voix, de chanter aussi des tubes de Don Giovanni ou Carmen tandis que l'orchestre se réaccorde. Le tout forme un délicieux moment d’autodérision du monde lyrique par le monde lyrique. Le public, en jauge réduite à 220 places, ne sait même plus comment réagir et applaudir, après les airs et les ensembles du premier acte, tant il est emporté par l’intrigue et par son avancée continue, entre moments chantés et moments parlés.
Les costumes d’Alice Touvet exploitent le tartan, dans tous ses états, ajusté à tous les corps, pour souligner la provenance géo-historique et sociale des protagonistes, du kilt au fuseau, en passant par le jupon amidonné. Tout un écossisme de carte postale s’en dégage, avec humour et économie de moyens. D’amples et solides ceintures donnent tenue et prestance aux personnages, qu’il s’agisse du villageois, du régisseur, du soldat, jusqu’à la Dame blanche elle-même.
Les lumières de Bernard Barbero viennent souffler, en même temps que l’apparition spectrale, le chaud et le froid, la vie et la mort, le bien et le mal, comme autant de traits et de rais d’esprit, dans la veine légère de l’opéra-comique. Le surnaturel, le fantastique, le magique restent bonhommes, voire galants, même si de rares instants de gravité et de hiératisme sont destinés à donner la chair de poule, mais sans effroi, ou encore à émouvoir, mais sans larme, le public.
Sur le plateau, se voit réunie une équipe d’artistes, acteurs-chanteurs ou encore acteurs-danseurs, qui ont tous en commun un esprit aérien de funambule. Anna alias la Dame blanche incarnée par la soprano Amélie Robins apporte au plateau sa jouvence. Elle apparaît avec ses pétillements et minauderies de jeune première, ou de lutine, en faisant jaillir de sa gorge une voix fine, mellifluente, aussi mousseuse, aérée et perchée dans son aigu colorature, que rondement placée, sonore et menée jusqu’au dernier souffle dans son medium de soprano lyrique. Elle contrôle sa palette de dynamiques et soigne l’articulation exigeante de la langue française. Elle se fait tour à tour servante ou maîtresse, insaisissable ou hiératique, faible ou dominatrice, à l’aide de quelques accessoires érotiques sans équivoque, tels que bandeau, cravache et bottines noires, contrastant avec la gaze blanche de sa robe-linceul.
Le Georges Brown du ténor Patrick Kabongo est bien le « galant baladin » mentionné par le livret. Il doit chauffer une voix qui se tient à l’arrière gorge et qui prend toute sa puissance, sa couleur et sa rondeur avec l’avancée de la pièce. Les vocalises se font plus clairement segmentées, comme un collier de perles de gemme. Les aigus, souvent atteints par des sauts d’octaves chez Boieldieu pour caractériser les moments lyrico-comiques sont bien lumineux, lactés et chantants. Sa prestance physique, son aplomb, ses jeux de bras et de jambes folklorisants avec ses partenaires, tous bottés, entraînent le plateau. Ses mimiques sont si naturellement outrées qu’elles semblent appartenir au chant : en conditionner la projection, la couleur, la dynamique et la suavité virtuose. Sa prestation est une offrande vocale, fondée sur la longueur de son souffle et la saveur de son rire.
Jenny est confiée à l’artiste complète Sophie Marin-Degor. Son vibrato capte l’oreille et constitue une berceuse intérieure au chant, tandis qu’elle distille avec art de petites projections. La voix est clairement découpée tandis que l’actrice est dotée d’une habileté tout terrain, de celle que réclame la comédie musicale ou encore le cabaret.
Son époux Dickson (Luca Lombardo) projette un filet de voix acéré, comme un canif, à la hampe de bois clair. Son art du crescendo s’appuie sur sa technique vibratoire qui lui permet de se faire aussi fanfaron que pleutre.
La fileuse Marguerite de la mezzo Marie Kalinine présente un instrument facile, un timbre corsé, une diction précise, tandis qu’elle parvient même à envelopper ses consonnes d’un substrat vibratoire un peu obsédant (« Fuseaux légers, tournez encore »). Le Gaveston du baryton-basse Laurent Kubla est un immense et raide personnage, fait tout d’un bloc et d’un tenant : une cravache à lui tout seul. Sa projection vocale tonitrue en toute occasion tandis que son timbre a le relief clouté d’un bouclier celtique qui recouvre les lignes de côtes de maille de sa partie vocale. Le Mac-Irton de Mickaël Guedj surgit tel un sombre pantin et vient asséner ses lois comme des petits coups de marteau, déclamés souvent recto-tono (sur une même note), en veillant soigneusement à leur donner la même force. Tous conservent le timbre chanté dans le parlé, et vice-versa, en véritables acteurs-chanteurs, aussi engagés dans l’instant lyrique que théâtral. Les comédiens Sisowath Michael et Flavien Marciasini sont des figurants très impliqués, jusque dans leurs acrobaties de baladins ou de ménestrel.
La direction musicale d’Alexandra Cravero (qui nous présente cette production en interview), à la tête des 37 membres de l’Orchestre Philharmonique de Nice, est particulièrement ample, ailée et précise, pour être saisie par les solistes de l’avant-scène, auxquels elle est obligée, dans ce dispositif, de tourner le dos. Elle modèle, par de ronds mouvements d’épaule tout le galbe discret et raffiné de la phalange. De cette dernière émanent les effleurements de la harpe (celtique) ainsi que les fanfaronnades des vents (cornemuse). Le martial y côtoie la romance, l’accompagnement discret mène vers les parties concertantes, tandis que la phalange, grâce à l’écriture à la ligne fine de Boieldieu, rutile comme un grand lustre aux multiples pampilles.
Les membres du Chœur de l’Opéra Nice Côte d’Azur, préparé par Giulio Magnanini, situés de part et d’autre de la scène, engagent leur corps et leurs couleurs vocales avec allégresse et clarté d'intention, dans une action collective pittoresque. Ils sonnent, acclament ou amplifient l’action en précieux alliage avec instrumentistes et solistes.
Le public salue longuement l’œuvre et ses artistes visiblement heureux de lui avoir redonné vie et lustre dans ce nouveau lieu et cette nouvelle année pleine d'espoirs.