La Khovantchina assiégée mais résistante à Bastille
Toute production qui parvient à se tenir en cette période de pics épidémiques est en soi une belle surprise, mais elle est ici d'autant plus joyeusement vécue par le personnel même de l'institution qui a été contrainte d'annuler, la veille et le lendemain à Garnier, les représentations des Noces de Figaro en raison du Covid. La première date de La Khovantchina de Moussorgski (pour cette reprise de la mise en scène signée Andrei Șerban) qui requiert pourtant des effectifs bien plus importants, est au contraire maintenue. C'est une bonne nouvelle (voire surprise), mais qui était loin de l'évidence et une annonce est même faite avant le lever du rideau pour expliquer que le chef, les choristes et instrumentistes ont accepté de jouer malgré de nombreuses absences (la fosse et la scène restent néanmoins bien emplies de musiciens).
Certes, la direction nette et délicate d'Hartmut Haenchen n'obtient pas la précision habituelle de cette fosse dans les arpèges et contre-chants. Les moments percussifs souffrent de grands décalages. L'Orchestre maison prend toutefois progressivement ses marques, s'appuyant sur la grande articulation des thèmes et un contraste qui répond à celui de l'œuvre et de la mise en scène : entre la grande douceur des prières et des marches martiales. Les chœurs eux aussi (préparés par Ching-Lien Wu et qui doivent chanter masqués) s'investissent de plus en plus. Les pupitres féminins sont sonores mais n'échappent pas à quelques tuilages et stridences. Les ténors 2 montent vers l'aigu lyrique aux couleurs slaves, les barytons descendent vers le grave mais les voix des tessitures extrêmes font clairement défaut et la confusion rythmique règne. Au final, et comme face au virus, ce sont les enfants (Maîtrise des Hauts-de-Seine / Chœur d’enfants de l’Opéra national de Paris) qui s'en sortent le mieux, brandissant leurs voix justes et claires. Mais tout le monde se retrouve dans les danses folkloriques et conjugales (où les femmes s'en prennent à leurs maris avec de grands coups de balais réjouissant le public).
L'ensemble de ces forces musicales et le chef seront fort applaudis aux saluts, davantage que presque tous les solistes, mais autant que le Prince et le chef des vieux-croyants, et moins qu'Anita Rachvelishvili. La mezzo-soprano géorgienne incarnant Marfa impose immédiatement sa présence vocale, d'un grave poitriné résonnant dans toute la Bastille alors même qu'elle est dans l'obscurité du fond du plateau et d'une robe de religieuse. Cette robe noire sera remisée pour une robe bleue, puis finalement blanche suivant son chemin vers le sacrifice. Sa voix s'avance de même vers la lumière du plateau et de ses médium-aigus. Elle n'en conserve pas moins toute la soirée ses graves d'alto et le mezzo vibrant dans des résonances profondes. Elle démultiplie même, encore, son volume sonore dans le médium, face aux massacres (comme toujours, Ôlyrix vous présente toute l'intrigue complète de cet opéra pour ne rien perdre de l'histoire, ici clairement représentée par les contrastes de cette mise en scène).
Dmitry Belosseslkiy pose le personnage de Dosifei, chef des vieux-croyants et donc proche de Marfa y compris par ses graves, d'un phrasé intense, marqué des accents de son soutien, mais avec une ligne fortement tenue. Son ample vibrato garde le contrôle de la note (seules les attaques bougent un peu) et de son timbre sentencieux, presque sépulcral. Susanna, telle une mère supérieure des vieux-croyants, s'exprime avec la voix de Carole Wilson dans un oxymore aux extrémités de l'ambitus : sur le caractère mâture-trempé de ses graves et sur ses aigus fins (mais le tout bougeant avec le volume).
Du côté de leurs alliés, le Prince Ivan Khovanski a étonnamment pour char de défilé une immense charrette paysanne (annonçant cependant la charrette à bestiaux qui traînera les condamnés). La tenue -vocale aussi bien que son costume- de son interprète Dimitry Ivashchenko, assied néanmoins sans ambiguïté son autorité. La basse russe déploie la douceur et l'accentuation slave.
Le boyard Chakloviti (Evgeny Nikitin) projette très avant une voix sentencieuse au phrasé très marqué et articulé, avec du métal dans le médium et des aigus tendus. Il imite avec autant de sarcasme que de subtilité le chant d'honneur à Ivan Khovanski qu'il vient de faire assassiner (mais il force un peu son rire maléfique).
Dans le rôle d'Emma (la jeune luthérienne allemande menacée), Anush Hovhannisyan (qui remplace ce soir Olga Busuioc) déploie la peur de son personnage par de grands accents acérés mais vibrants et gagnant encore en impact. Andrei Khovanski, fils du Prince Ivan, est campé par Sergei Skorokhodov. Le ténor pétersbourgeois sait métamorphoser son agressivité possessive en un chant héroïque pour défendre Emma (même si sa première solution est de penser à la tuer pour la sauver). De sa voix très couverte, il élargit son médium jusqu'à l'intensité placée de ses aigus. Le phrasé est construit sur cette énergie, celle de sa ligne musicale et de son personnage.
Le Clerc, Gerhard Siegel projette intensément la voix par ses élans très toniques. Ses accents emplissent tout le Vaisseau de la Bastille et feraient presque sursauter des auditeurs. Tout aussi intense et pleinement investi dans son jeu s'adressant parfois à l'auditoire, il passe de l'énergie à la folie. Il joue même si bien l'enrhumé qu'il en devient en cela inquiétant, laissant trainer à terre ses morceaux de mouchoir (sauf que, le fait qu'il renifle incessamment et parfois même en cours de phrase avant de se retourner pour se moucher lorsqu'il ne chante pas, prêterait à croire qu'il est vraiment enrhumé).
Le Prince Vassili Golitsine (John Daszak) a une voix aux accents nerveux, à la projection parfois tendue mais intensément projetée et sachant descendre dans la tendresse du mezza voce. Son valet, Varsonofiev (Wojtek Smilek) montre tout le côté craintif du personnage, mais d'une voix posée sur son articulation grave. Son confident (de Golitsine) est lui aussi un personnage tremblant mais au point que le chant de son interprète Fernando Velasquez manque d'appui.
Kouzka ouvre la partition avec le phrasé haché mais par les accents projetés de Vasily Efimov. La voix déploie sa rondeur de caractère malgré les soufflets. Il revient, avec un maquillage de clown et une balalaïka, son personnage étant beaucoup plus nerveux. Ce caractère se retrouve dans sa voix qui sait néanmoins emporter les chœurs de ses accents dans l'aigu (tandis que le médium est plus en retrait).
Les deux strelets (soldats du Prince Ivan Khovansky) ont deux voix jumelles, offrant les premiers graves typiquement slaves de la soirée (le premier, Volodymyr Tyshkov d'un son plus articulé que le second, Alexander Milev, plus rauque). Strechniev, chanté par Tomasz Kumiega, est un héraut bien en place et placé avec une mesure toute officielle.
La mise en scène distingue très nettement le monde religieux et le monde politique. Au premier acte, une forteresse anguleuse protège une église orthodoxe (d'ailleurs, les soldats brandissent leurs fusils en haut des murailles comme les enfants y brandissent des icônes). Le plateau du deuxième acte est déchiré en deux avec un long banc d'église côté Jardin et un trône derrière un bureau côté Cour. La cahute militaire du premier acte désossée devient une croix enterrée au troisième. Le trône s'installe devant la grande icône au IV (parmi des costumes toujours aussi riches et puisant ici des références jusqu'en Assyrie). Enfin, ne restent au dernier acte que des papyrus déroulés à la verticale représentent à la fois les Écritures et les troncs d'arbres qui pourraient être des Croix, mais ils serviront de carburant pour le bûcher final. L'armée et la religion, ainsi, s'affrontent ou s'unissent selon les enjeux politiques.