Elektra ou la révolution permanente à Genève
Ulrich Rasche a mis en scène l'Elektra d'Hugo von Hofmannsthal (la pièce de théâtre à l'origine de l'opéra de Strauss) en 2018 à Munich sur cette même immense "tour-nette". Il l'a désormais encore agrandie et retravaillée pour faire ses débuts à l'opéra, avec cette Elektra de Strauss à Genève. La tour tourne, tourne, tourne, sans arrêt et parfois même triplement : la tour entière tourne (sur le plateau tournant), le pourtour extérieur à la base tourne, tout comme un plateau central sur cette tour. Le sommet de la tour se soulève, comme une immense couronne qui reviendra enfermer les personnages. Le pouvoir mène au tragique et au trépas, l'ascension aussi : la tour étant penchée et ses plateaux tournants étant perpendiculaires à son axe, les personnages en tournant peuvent s'élever (et redescendre au ras du sol).
Le sol (comme ce monde) tournant sans cesse, les personnages doivent sans cesse marcher pour rester en place et marcher davantage pour espérer avancer au minimum et au final faire un tour les ramenant au point de départ, et même plus bas encore si la tour a tourné dans l'autre sens. Cette machine scénique est ainsi à la fois une Tour de vis infinie (à l'image de cette famille mythique des Atrides éternellement punie pour ses crimes), une Tour de Pise et de Sisyphe. Cet élément scénographique unique (en sa facture et sur ce plateau vide et noir, seulement éclairé d'un néon circulaire au cœur de la tour) illustre métaphoriquement et littéralement le drame mais aussi la musique. La partition de Strauss est non seulement sans entracte mais sans aucun temps mort, les mélodies, les harmonies et les timbres s'écoulant et se métamorphosant dans des tuilages expressifs. L'Orchestre de la Suisse Romande suivant attentivement et intensément la battue ferme et claire de Jonathan Nott, renforce toutefois les angles de la musique plutôt que ses contours. Chaque ligne et chaque timbre sont marqués mais sans le déploiement des phrasés tendres et même dansants qui sont aussi dans cette partition.
Les chanteuses et les chanteurs de cette partition d'abord féminine, sont également confrontés à une difficulté due à la nature même de ce plateau : les corps devant sans cesse bouger pour rester en place, les voix ne peuvent installer le son physiquement comme elles y sont habituées. Parfois, les chanteuses principales s'immobilisent pourtant afin de reprendre un appui corporel pour leurs lignes vocales démesurées, mais elles commencent alors à dériver vers l'extérieur et le fond du plateau, ce qui leur impose de revenir de plus belle. C'est là une différence entre les comédiens qui ont employé cette tour les premiers, et les solistes lyriques qui leur ont succédé, l'autre différence étant que la tour donnait son rythme aux comédiens alors qu'elle peut ici tourner au rythme de la musique et du chant.
La voix d'Ingela Brimberg en Elektra vibre si largement qu'elle semble bouger mais elle conserve la conscience du drame et de la ligne vocale. Avec une telle amplitude, chaque note offre de fait le grave et l'aigu, le tout généreusement déployé entre large assise et précision des résonances. Cette amplitude fatigue toutefois l'interprète qui finit par perdre les graves et jeter de courts aigus tendus.
Chrysothémis a un aigu paradoxalement -et par ses résonances- plus chaleureux (et même plus grave) que ses graves manquant d'assise. Le phrasé de Sara Jakubiak reste néanmoins conduit avec intensité et caractère, dans une montée dramatique portée par les scènes avec sa sœur Elektra.
Tanja Ariane Baumgartner grossit un peu sa voix (notamment car elle manque de grave) mais cela sied aussi au caractère de Clytemnestre, d'autant qu'elle intensifie le médium vibré avec ses violentes intentions. Elle est la seule à (faire mine de) maîtriser le mouvement des tapis roulants, pour parader : une illusion qui traduit son aveuglement et annonce sa chute.
Egisthe (Michael Laurenz) sculpte sa voix et son jeu avec une force prête à la violence (mais toujours contrôlée par l'interprète, par la carrure de ses phrasés et de sa mâchoire) : rendant d'autant plus terrible son cri de mort, lyrique puis éperdu dans le fond obscur du plateau (montrant ce qu'il en coûte de se laisser emporter par le tapis roulant).
Oreste (Károly Szemerédy) projette sa voix avec intensité, même dans les moments plus rapides où l'agilité résonne également avec le personnage et le drame. Il sait aussi être délié et sentencieux d'un timbre ferme. Le jeune précepteur d'Oreste (Michael Mofidian), le seul en culottes courtes a pourtant un grave bien marqué comme les expressions de son visage.
Les servantes sont comme ce plateau et tous les personnages, vêtues de noir. Leurs cheveux attachés et plaqués, leurs tenues de commando semblent d'abord les montrer en guerrières mais leurs ceintures servent en fait à les attacher au plateau avec corde et mousqueton (pour des raisons de sécurité pratique mais qui deviennent une image de leur asservissement). Cette file avançant lentement sur le tapis roulant, courbée, est longue de 10 femmes : les cinq servantes solistes dont les souffrances sont reprises par les autres en chœur (le Chœur chante pour sa part au loin, comme le veut la partition mais avec une grande discrétion).
La première servante, Marta Fontanals-Simmons, ouvre l'opéra de trois mots bien placés puis pépie dans les aigus. La deuxième, Ahlima Mhamdi traduit l'inquiétude par son vibrato. La troisième, Céline Kot a la voix la plus déployée, en résonance, largeurs et hauteurs (d'un grave bondissant vers le médium qui rebondit vers les sommets). La quatrième, Iulia Elena Surdu est vocalement bien plus en retrait mais est ainsi seule à traduire de la compassion pour le tragique destin, et avec un phrasé souple. Enfin, la cinquième servante Gwendoline Blondeel manque de grave mais sait épaissir un aigu rayonnant. La surveillante Marion Ammann reste dans le rang des servantes, d'une voix juste et discrète se fondant parmi l'ensemble du plateau scénique et musical.
La voix grave et même sombre d'Elise Bédènes traduit et affirme l'inquiétude de La Confidente. Mayako Ito lui emboîte le pas et la voix, affirmant le court phrasé de la Porteuse de traîne. Le jeune serviteur Julien Henric lance son ténor très clamé ne glissant qu'un peu en fin de phrase. Le vieux serviteur à l'inverse a la sourde basse de Dimitri Tikhonov, mais au phrasé audible.
Les interprètes sont accueillis par de chaleureux applaudissements qui se maintiennent pour le salut du chef, puis de l'équipe scénique (essuyant aussi trois huées et un bravo).