Le Malade imaginaire, avant-goût de Carnaval au Théâtre Graslin de Nantes
Dans cette version confiée au metteur en scène Vincent Tavernier, Le Malade imaginaire renoue avec la grande comédie et la volonté de la redonner dans son intégralité (tous les textes, musiques et danses), dans son intégrité (avec le souci de restituer le projet initial de Molière et de ses musiciens), et dans son inventivité pour atteindre le public contemporain, faire redécouvrir la comédie-ballet, la rendre accessible à tous et permettre ainsi de mieux connaître Molière qui écrivit 14 comédies mêlées de musique et de danse (sur 33 pièces écrites).
Vincent Tavernier propose une interprétation moderne et intemporelle des esthétiques du XVIIe (les codes de la comédie-ballet) où chaque art s’exprime avec virtuosité. Le parti pris de cette production est d'échapper à toute historicité et à toute actualisation : pas d’éclairage à la bougie, pas d’interprétation en vieux français, de gestuelle codifiée, de jeu frontal, mais un souci de diversifier l’ornementation et une grande fantaisie, notamment dans les costumes et une vivacité, un élan, une joie omniprésente (pas non plus d'allusion à l’actualité, ce qui aurait été bien tentant et facile en ces temps de pandémie).
Dès l’ouverture du rideau, c’est une célébration de la vie qui s’offre aux spectateurs. Le prologue, loin d’être ennuyeux et déconnecté de la pièce, ne dérobe pas aux traditionnelles louanges envers le roi, mais devient scène de Carnaval (rappelant que la pièce a été créée pendant le carnaval de 1673, alors que Molière, brouillé avec le roi et Lully, fait appel à Marc-Antoine Charpentier pour son ultime comédie donnée au Théâtre du Palais-Royal). Vêtus d’exubérants costumes chamarrés (conçus par Erick Plaza-Cochet et l’atelier d’Angers Nantes Opéra), coiffés de masques animaliers, les bergers carnavaleux rivalisent pour vanter les exploits de Louis XIV. Le roi devient la mascotte du carnaval sous la forme d’une marionnette géante à la chevelure feuillue (rappelant une perruque), esquissant quelques ondulations lors des chorégraphies gracieuses et suggestives de Marie-Geneviève Massé.
Les décors de Claire Niquet (réalisés par les ateliers d’Angers Nantes Opéra et du Grand T) sont de conception simple mais efficace : une place de village, les silhouettes des maisons en arrière plan et au centre la maison d’Argan qui, grâce à un ingénieux dépliage permet de passer des scènes d’extérieur (prologues et intermèdes) à l’intérieur, plus exactement dans le salon austère du malade, sorte de forteresse-cocon où le chef de famille enferme son entourage pour le protéger. Le décor offre une dernière transformation pour la scène finale, lorsqu’Argan est finalement confronté et contaminé par la folie du Carnaval et en adopte les codes (inversement des rôles) en devenant médecin de pacotille dans une cérémonie digne d’un numéro de piste aux étoiles. Quelques accessoires efficaces contribuent au comique de situation : fauteuil rouge à roulettes faisant office de fauteuil roulant, énormes seringues menaçantes, peluches (allusion à l’enfance lorsqu’Argan délaissé par son tyrannique médecin Purgon se tourne alors vers ses protecteurs Toinette et Béralde pour être consolé).
La direction scénique laisse la part belle aux comédiens, tous de grande qualité et unis dans la comédie. Interprété par Pierre-Guy Cluzeau, Argan décline avec conviction la vulnérabilité d’un personnage naïf et attachant malgré ses sautes d’humeur. Il finit par donner à la folie raisonnée de son personnage une humanité folle. L’enchaînement des scènes et le jeu vif, enjoué donnent lieu à des moments très accomplis : la scène touchante dévoilant la complicité d’Argon et de Louison, sa fillette de 10 ans (interprétée par Valentine Lansac), la scène bien menée où le pétillant Béralde (Laurent Prévôt), tente de raisonner Argan, le duo hilarant formé par le père et le fils Diafoirus (Quentin-Maya Boyé et Benoît Dallongeville) opposé au couple d’amoureux (Juliette Malfray et Olivier Berhault) provoquant un quiproquo avec la scène de l’opéra impromptu (où les deux acteurs dévoilent aussi des qualités vocales), la scène où Argan joue le mort devant Beline (Jeanne Bonenfant) qui tombe le masque de la femme attendrie pour révéler sa fourberie. Enfin, Marie Loisel qui insuffle l’insolence nécessaire à la suivante Toinette se déguisant en farfelu faux médecin venu pour remplacer le docteur Purgon (Nicolas Rivals).
Les intermèdes chantés et dansés s’insèrent avec fluidité dans l’action. Seuls, en duos, trios, ensemble, les chanteurs contribuent à l’œuvre commune sans chercher à se valoriser individuellement. L’unité stylistique est partagée avant tout. La soprano Axelle Fanyo qui incarne Flore dans le prologue, déploie un timbre velouté avec des aigus assurés, un phrasé et un vibrato développés, peut-être même trop pour ce type de répertoire, provoquant un léger déséquilibre avec ses partenaires. Lucie Edel prête sa voix de mezzo légère et souple à la bergère Climène, le timbre est clair et la diction soignée. Les deux chanteuses sont rejointes par Flore Royer pour assurer le rôle de Daphné. Elle peine à être entendue (notamment dans les ensembles) mais le timbre chaleureux de sa voix nuancée s’affirme dans le deuxième intermède (rôle d’une femme maure). Les rôles des bergers sont tenus respectivement par le ténor Blaise Rantoanina et le baryton Romain Dayez. Le premier présente une voix légère, agile, bien soutenue, cependant pas assez nuancée et il a tendance à forcer certains aigus. Le second déploie une voix plus modulée et bien homogène dans les différents registres, avec une déclamation bien affirmée. Enfin, le rôle de Pan est interprété par le baryton-basse Yannis François de sa voix profonde à l’articulation précise. Les trois voix d’hommes s’allient agréablement pour former le trio des gardes du guet dans le deuxième intermède, confrontés à l’insolent Polichinelle, interprété avec brio par Quentin-Maya Boyé.
L’énergie de l’ensemble est transmise par l’orchestre, lui aussi de la réjouissance. À sa tête, Hervé Niquet dirige de façon droite et précise les 19 musiciens du Concert Spirituel dont l’interprétation rend pleinement justice à la musique de Marc-Antoine Charpentier. Le chef assure la cohérence avec le plateau, trouve le juste tempo, le phrasé approprié, marie les couleurs et les textures pour diversifier les ambiances, allant de la danse légère à la danse villageoise (violons imitant les vièles) ajoutant quelques sons insolites pour surligner l’aspect burlesque de la situation dans la scène de Polichinelle où l’orchestre dialogue avec les protagonistes.
Ce travail de troupe offre ainsi un spectacle jubilatoire de près de quatre heures (sans une minute d’ennui) pour lequel le public venu nombreux, n’est pas avare en applaudissements.