Mese Mariano & Suor Angelica : plongée dans un poignant diptyque à Liège
Les diptyques à l'opéra, consistant à présenter deux œuvres en une même soirée, permettent de souligner des liens et des contrastes, parfois entre différents compositeurs ou époques, parfois sous une même plume ou dans un même registre. Des opéras sont parfois faits pour être réunis par deux ou par trois (c'est d'ailleurs le cas de Suor Angelica, opéra situé au milieu du “Triptyque” de Puccini, entre Il Tabarro et Gianni Schicchi). Certains sont devenus indissociables sur les scènes, comme Cavalleria Rusticana de Pietro Mascagni et Pagliacci de Ruggero Leoncavallo (quoique ces opus sont aussi parfois associés à d'autres).
Deux œuvres faites pour un mariage
La force d'un diptyque repose sur les points communs réunissant les deux œuvres dans une cohérence, ainsi que leurs spécificités et leurs différences qui ressortent alors avec plus de contrastes. En cela, la réunion programmée à Liège de ces deux opéras est édifiante : Mese Mariano et Suor Angelica respectivement créés en 1910 et 1918 par deux compositeurs italiens de génie, sur un livret de Salvatore Di Giacomo pour l’un et de Giovacchino Forzano pour l’autre, racontent l'histoire de deux héroïnes ayant vécu le même drame : celui d'être séparée d'un fils né hors des liens du mariage. Elles l'ont toutes deux perdu, et même définitivement mais elles ne savent pas, ni l'une ni l'autre, que leur enfant est mort. Elles sont des deux côtés du couvent et finissent des deux côtés de la connaissance de leur malheur : Suor Angelica est au couvent et finit par apprendre la mort de son fils, Carmela vient voir peu avant le Mois de Marie (Mese Mariano en italien) son fils à l'orphelinat géré par des religieuses mais la Mère Supérieure lui cache la mort de son fils. Le fait que les deux femmes et leurs destins se ressemblent montre également combien ces drames se perpétuent à travers les siècles, les lieux et les classes sociales : Suor Angelica se situe dans un couvent proche de Sienne à la fin du XVIIe siècle, Mese Mariano au XIXe siècle à Naples.
La metteuse en scène de ces deux opéras réunis à Liège, Lara Sansone nous les présente, avec leur lien : "Suor Angelica est l'histoire d'une femme noble qui a commis un péché de jeunesse dont un fils est né. Cet accident de parcours, pour ainsi dire, était alors passible d'un emprisonnement dans un couvent. Sa tante lui rend visite, pour lui faire renoncer à sa part d'héritage (en faveur de sa sœur), et l'informe du décès de son fils. Angelica décide de se suicider, mais étant une femme de foi, elle demande pardon à la Vierge Marie, sachant qu'elle est en train de mourir dans la damnation éternelle. Elle se tourne vers la Dame du Ciel en tant que mère, qui vient à son aide avec l'enfant mort, lui pardonnant et l'accompagnant probablement au paradis.
Mese Mariano est né d'un texte théâtral de Salvatore Di Giacomo, un excellent poète napolitain. Il s'agit d'une mère qui renonce à un enfant d'une précédente union, afin de ne pas détériorer sa nouvelle relation. Elle renonce à son enfant en le mettant dans un orphelinat. Un jour, elle décide de lui rendre visite avant les festivités du mois marial. Elle n'aura pas l'occasion de le revoir, car les religieuses qui s'occupent de lui se rendent compte que le bébé est mort la veille mais décident de ne pas le révéler à sa mère. Ce sont donc deux femmes à la recherche d'une maternité perdue. Deux femmes unies par la même douleur et sauvées par la foi."
La figure de la Vierge Marie s'impose ainsi comme un lien puissant et évident entre ces deux opéras, d'une manière à la fois littérale et symbolique : Carmela (qui n'est pas au couvent bien que son nom renvoie aux carmélites) vient à l'orphelinat voir son fils le dimanche de Pâques mais la Mère Supérieure prétend qu’il répète avec la chorale en vue du mois de Marie (le mois de mai), alors que Suor Angelica voit son fils avec la Vierge Marie à la fin du drame.
Doubles rôles pour les interprètes
Les diptyques permettent d'associer dans une même soirée deux œuvres plus courtes, d'une plus dense intensité. Cela peut ainsi permettre aux mêmes interprètes de chanter différents personnages dans les deux opus, comme ce sera le cas à Liège.
Serena Farnocchia, qui incarnera les deux rôles tragiques de Carmela et Suor Angelica, souligne leurs grandes similarités : "Les personnages sont presque les mêmes : deux femmes forcées à abandonner et perdre leur fils à cause de la société de l'époque qui considère comme un péché les relations en-dehors du mariage. Elles vivent les mêmes sentiments, et ont de surcroît presque la même tessiture. Suor Angelica a un peu plus d'aigus piano et l'intensité puissante du duo avec la Princesse. Mais les styles des opéras sont similaires aussi."
Plus que des similitudes entre les deux personnages qu'elle incarne (la Mère supérieure et la Princesse), Violeta Urmana voit "deux situations dramatiques similaires, mais les personnages sont assez différents. La Mère supérieure, religieuse qui dirige une école pour les enfants pauvres et les orphelins, est peut-être une personne sévère en raison de sa position de Directrice de cette école, mais c'est une personne empathique qui comprend et soutient Carmela. Comme Carmela, Suor Angelica est aussi une mère qui apprend que son enfant est décédé. Mais Zia Principessa, la tante de Suor Angelica ne montre aucun sentiment pour elle et aucune pitié. Elle est très dure et inflexible dans sa conversation et cherche juste à faire signer des papiers qui priveront Angelica de tous ses droits et biens. Elle ne peut pas pardonner et ne pardonnera jamais à Angelica d'avoir entaché sa noble famille avec la naissance d'un enfant illégitime. Elle raconte à Angelica la mort de son enfant et la laisse amère et sans cœur.
Leurs différences ou points communs vont aussi dépendre de la façon dont la mise en scène interprétera ces opéras. Même l'empathique Mère supérieure pourrait être plus proche du personnage de Zia Principessa et être plus cruelle car la Zia Principessa pourrait montrer qu'il n'est pas facile pour elle de traiter si mal Angelica, mais c'est son devoir et sa responsabilité pour le bien-être de la famille.
Vocalement la Mère supérieure est écrite pour une mezzo-soprano et Zia Principessa plutôt pour une contralto. La première n'a pas beaucoup de mélodies à chanter. La plupart du temps, ce sont des phrases courtes et il est important de les chanter avec legato sinon cela pourrait sembler très formel. La seconde est vocalement beaucoup plus riche. Elle a également un message dramatique important à transmettre avec sa musique très expressive et les mots qu'elle dit sont très articulés."
"Les personnages des deux œuvres sont apparemment similaires, mais substantiellement différents, tranche la metteuse en scène Lara Sansone. Sœur Angélique éprouve une réelle contrainte. La période historique punit par le cloître la prétendue culpabilité de la protagoniste. Elle essaie alors de trouver la vie dans le rapport aux plantes et aux fleurs, qui ne sont pas par hasard les éléments les plus vivants de la vie dans les murs d'un couvent. Elle est damnée, elle se repent et est écoutée et acquittée.
Mese Mariano a une protagoniste qui choisit apparemment volontairement d'abandonner son enfant précisément en fonction d'un nouvel amour. Elle est punie pour ce choix, qu'elle paiera de son âme plus tard. Un exemple clair est la phrase qu'elle adresse à une religieuse, craignant que le gâteau apporté en cadeau à son petit ne soit devenu froid, froid comme le gel qu'elle ressentira à partir de là jusqu'à ce qu'elle prenne conscience de la mort prématurée de son bébé. Mais même dans ce cas, l'auteur cherche du réconfort dans l'illusion donnée au protagoniste par les sœurs qui décident de ne pas révéler la vérité."
Valoriser les raretés, une identité à l'Opéra de Liège
L'Opéra de Liège a choisi de présenter ensemble Mese Mariano & Suor Angelica, un choix qui a la force de l'évidence tant les deux œuvres sont similaires et symétriques, mais qui a aussi le mystère de la rareté absolue. Suor Angelica est certes parfois représenté parce qu'il a été composé par Puccini (et cet opus est infiniment moins souvent donné que Tosca ou La Bohème du même compositeur). Umberto Giordano est pour sa part très rarement joué, et quasi-exclusivement pour Andrea Chénier, parfois mais très rarement pour Fedora. La rareté et la volonté de remettre sur scène dans leurs plus beaux atours des opéras oubliés ou délaissés du patrimoine est une marque de fabrique à l'Opéra de Liège qui a proposé, rien que récemment, l'Otello de Rossini, Les Lombards à la première croisade de Verdi, Le mariage secret de Cimarosa, I was looking at the ceiling and then I saw the sky de John Adams, Le Domino noir d'Auber, Jerusalem de Verdi, etc.
"C'est aussi la mission des théâtres lyriques : représenter des opéras comme ceux-ci, trop rares alors qu'ils sont touchants avec de la très belle musique, confirme Serena Farnocchia. Stefano Mazzonis di Pralafera la menait avec passion. J'ai eu le plaisir de le connaître à Liège pour le Requiem de Verdi : c'était une personne très intéressante et ça se voit dans ses saisons d'opéra, très intelligentes avec de belles découvertes. C'est un exemple pour tous les théâtres."
"Stefano Mazzonis di Pralafera, précédent Directeur de l'Opéra de Liège qui nous a tragiquement quittés, m'a justement demandé de travailler dans le respect de l'œuvre et du texte, relate la metteuse en scène Lara Sansone. Monsieur Mazzonis est venu à Naples voir ma mise en scène d'Il Masaniello d'Elvio Porta et Armando Pugliese. C'était une superbe rencontre. Dans cet ouvrage, on parlait d'histoire, de révolution mais aussi d'amour et de foi. Peut-être que cette atmosphère l'a convaincu de me confier cette double mise en scène, qui est ma première mise en scène d'opéra. Je lui en serai toujours reconnaissante. Ces œuvres sont pleines de foi et nous avons aussi foi dans ces œuvres. C'est un plaisir et une chance de respecter le livret, car tout est déjà écrit. Lorsque je vais à l'Opéra en spectatrice, je ne comprends pas pourquoi des metteurs en scène cherchent à changer les histoires pour les leurs. Nous respectons donc ce qui a été écrit, et ce faisant l'héritage de Stefano Mazzonis."
Ce respect se trouve aussi dans l'interprétation vocale, comme l'explique Serena Farnocchia qui a pourtant aussi bien Mozart que Puccini à son répertoire, et justement : “J'essaye toujours d'associer leurs qualités dans mes interprétations : de mettre un peu de Puccini dans Mozart et du Mozart dans Puccini. La pureté sert la puissance et réciproquement, en suivant bien entendu la spécificité et définition des styles, les phrases et intensités. Respecter le texte, c'est une priorité et un devoir, pour les couleurs, pour la musique.”
Deux drames bouleversants
Le respect des œuvres, et leur association fait notamment surgir, avec une immense puissance leur tragique poignant, que vivent de plein fouet leurs interprètes, dès le travail de préparation comme le confirme Serena Farnocchia : "Ce sont des histoires et des opéras qui prennent au cœur, qui font pleurer pendant le travail (ce qui est dangereux pour le chant). Il faut donc garder une distance dans l'interprétation", ce que confirme Violeta Urmana :"C'est très fort en émotions et cela me fait pleurer à chaque fois".
"Mese Mariano n'est pas un rôle très long, mais très intense, poursuit Serena Farnocchia, et pourtant Puccini est encore plus intense vocalement. Suor Angelica est un peu plus difficile techniquement car le rôle exige la puissance de la voix et la douceur, des pianissimi et fortissimi avec cette musique très émouvante. Il faut donc arriver à rester émue, à émouvoir le public mais sans perdre ses moyens. C'est vraiment difficile avec cette musique, plus encore que pour Butterfly car l'intensité est constante. L'intensité vocale technique est la grande difficulté du vérisme (le courant naturaliste italien notamment créé avec Pagliacci qui a permis à Leoncavallo de remporter un fameux concours de composition, lors duquel a aussi été remarquée Cavalleria Rusticana de Mascagni) : il ne faut pas tomber dans le cliché, dans le cri. Ces deux vocalités sont aussi très délicates et permettent de déployer le bel canto.”
Cette intensité s'impose donc évidemment au cœur de l'approche et du travail de la metteuse en scène Lara Sansone : “Comme actrice, j'ai travaillé au San Carlo pour La Dirindina de Domenico Scarlatti et j'ai vu les spécificités de la direction d'acteurs avec la musique mais je cherche à promouvoir un travaille en commun afin de trouver une vérité intérieure pour les interprètes au service des personnages. Ce n'est pas facile, avec de telles émotions. À chaque fois que je travaille sur ces œuvres, je pleure. Il est difficile de se détacher du personnage, notamment de ces mères tragiques, car je pense à mes enfants. Suor Angelica trouve toutefois une forme de paix et de rédemption, et l'on peut espérer que tous finissent par trouver de l'amour et du réconfort.
Le drame de Mese Mariano (qui est connu et représenté encore régulièrement à Naples, avec de grandes actrices) est plus claustrophobique car situé dans l'économat de cet orphelinat, mais lorsque son auteur Salvatore Di Giacomo l'a adapté lui-même en livret d'opéra (en le traduisant du napolitain vers l'italien), il est devenu plus ouvert, plus aérien.
Cela relie d'ailleurs les deux opéras qui se déroulent au soleil de l'après-midi. Mese Mariano parle de lumière (l'obscurité est intérieure). Je veux aussi montrer la vie et l'activité qui est présente au couvent (et dans le livret) : ces nonnes sont des femmes qui travaillent, vivent, jusqu'à ce qu'advienne le drame, et alors tout change. J'étais sidérée de voir que les productions anciennes de ces deux opéras sont d'ailleurs très similaires.
Pour cette production liégeoise, je suis très heureuse comme toujours de travailler avec Teresa Acone, ma costumière de théâtre et de cinéma, qui fait un très beau travail sur les nonnes et les orphelins. L'Opéra de Liège a d'immenses et merveilleux ateliers. Nous faisons un grand travail sur les tissus, très droits, lourds et noirs pour les mères supérieures de Suor Angelica et plus clairs pour les jeunes sœurs (mais avec la noirceur intérieure). Pour Mese Mariano chaque orphelin est différencié, avec un travail sur les textures, les matières. Nous nous appuyons sur des photos prises dans des orphelinats napolitains de l'époque pour leurs tenues mais aussi leur façon de se déplacer.”
Les opéras au féminin
Ces deux opéras ont la particularité, de par leur sujet, d'être féminins : toutes les interprètes au générique sont des femmes (à la seule exception de Patrick Delcour mais qui est le seul à ne tenir qu'un rôle : le recteur Don Fabiano dans Mese Mariano). L'Opéra de Liège est même allé plus loin en confiant la mise en scène et la direction musicale à deux femmes également : "C'est excitant, s'enthousiasme la metteuse en scène Lara Sansone. Je crois que la sensibilité féminine dans une production comme celle-ci peut vraiment faire la différence."
“Cela nous permettra de parler beaucoup entre femmes, de construire et déployer un point de vue féminin sur des histoires de femmes, de comprendre les sentiments de ces opéras encore davantage et d'en appeler à la sensibilité du public (femmes et hommes évidemment), explique Serena Farnocchia. Interpréter ces deux opéras féminins, en nous réunissant comme femmes artistes et modernes, permet aussi d'affronter ce qu'était le mode de pensée des siècles précédents maintenant que nous avons (dans les pays occidentaux) la liberté de choisir. On peut se dire que nous avons de la chance de pouvoir choisir notre vie, et de n'être plus contraintes et forcées par la société. Notamment d'abandonner son enfant, ce qui est la pire chose imaginable." En même temps, pour Violeta Urmana, être entre femmes "cela ne change rien, c'est une histoire dramatique spécifique dans une ambiance monastique."
La production marque aussi des rencontres et retrouvailles entre ces musiciennes, comme le relate Serena Farnocchia : “J'ai connu Violeta Urmana il y a de nombreuses années. J'étais étudiante à l'Académie de La Scala, je faisais un petit rôle dans Armide, elle chantait le personnage de la Haine et je ressentais cette voix comme une avalanche."
Lara Sansone connaît également “Oksana Lyniv, Mme Farnocchia et Mme Urmana. De la première, j'admire le talent et la force. Elle est actuellement Directrice musicale à Bologne et je lui souhaite un bel avenir. Je suis également une admiratrice des deux chanteuses et je suis sûre qu'elles seront excellentes dans le travail que nous ferons ensemble. Je vise à être à la hauteur de l'attente générée par une collaboration avec des personnalités aussi prestigieuses.”
Rendez-vous à l’Opéra Royal de Wallonie Liège 26 janvier au 6 février 2022 pour découvrir cette nouvelle production en diptyque de Mese Mariano & Suor Angelica