Glaciale Norma à La Monnaie de Bruxelles
Les femmes sont décidément à l’honneur en cette saison à La Monnaie. Après la Tosca transgressive, après Lulu des plus humaines et avant Carmen, Norma s’offre ici avec une modernité pleine de panache à travers le regard du plasticien, styliste, metteur en scène Christophe Coppens. La bande annonce et les photos d'illustration de l’opéra gardaient le mystère total, répétant les images ralenties de voitures en plein choc, renforçant encore l'impact et la découverte de cette Norma trans-humaine, froide, aseptisée et glaciale dans un décor de béton où seule la musique réussit à se mouvoir avec clarté.
Dans cet univers glacial et sombre où ne percent que certains néons dans un espace post-rave party/Guerre Froide, le silence semble assourdir les personnages qui le peuplent. Habillés de capuches noires et de bombers, les hommes aux crânes rasés se battent à mort, battes levées et chiens en laisse. La fête semble s’être terminée depuis longtemps, plongeant chacun dans un nihilisme profond. Face à l’apocalypse d’un occident dont ne restent que les carcasses de certaines machines, les druides et les dérives sectaires, une seule femme réussit à diriger les irréductibles "gaulois" : La Norma, elle-même enfermée dans ce système matriarcal, dont la seule issue semble être de mener une double vie. Tiraillée entre son statut de dirigeante, femme, mère, amante et amie, elle s'éloigne autant qu'elle se rapproche du mythe celte (plus loin de la forme, plus près de l'esprit).
Ici pas de représentations typiques, l’essence occidentale étant amenée à son extrême chute. Responsable de la mise en scène, mais aussi des décors et costumes, Christophe Coppens fait le pari de l’éradication totale de signes clichés (chênes et serpes, longues barbes et gui), pour centrer l’attention du spectateur sur les intrications entre les personnages principaux (et trouvant d'étonnantes résonances avec la dernière palme d'or, le film Titane de Julia Ducournau sorti après la réalisation de cette production). La féminité transhumaine, puissante et glaciale, se mêle à la série des lithographies d’Andy Warhol 5 Deaths 11 Times in Orange (Orange Disaster), des voitures écrasées de Valérie Belin ou des peintures de Guillaume Bresson et son esthétique néo-baroque de la révolte des casseurs.
L’esthétique tourne autour d’une machinerie détruite et comprimée, à l’image de Norma dont la psychologie est loin d’être simplement celle de la vengeance ou du sacrifice et pose celle de la place des femmes dans toutes les sociétés y compris la nôtre, actuelle et future. Le metteur en scène l’assure, Norma est "une œuvre à double fond. D’un côté, elle est connue pour sa partition pleine de brillantes cantilènes, de musique enflammée et d’émotions sublimes, mais d’un autre, elle repose sur un livret qui se situe dans l’univers froid et étriqué de l’obsession identitaire, de la haine et de la vengeance." Ce monde silencieux et glacial où la chaleur provient ici des carcasses cramées de voitures par de sombres groupuscules et des torches révolutionnaires.
L'Orchestre Symphonique de la Monnaie, sous la direction de Sesto Quatrini s’offre d’une amplitude remarquée, en opposition totale avec la froideur du décor. Chaque scène se construit en un tableau au temps suspendu, cinégénique, et la musique subsiste dans sa chaleur ultra-chromatique. Suivant la partition originale de Bellini (et non sa nouvelle édition critique), Sesto Quatrini s’assure d'un respect de l’opus dans son intégralité, sans coupure, ajustant la créativité musicale de l’orchestre à celle des solistes dans les moindres interstices. Ici, chacun ajuste ensemble ses différentes possibilités de couleurs bien personnelles.
Sous la direction de Jordi Blanch, l’ensemble des chœurs de La Monnaie (ici masqués pour plus de sécurité) triomphe avec le brio des chants patriotiques et puissants qui entourent Norma jusqu’à la colère d’un peuple déçu par sa prêtresse. La cinquantaine de voix s’accordent d’une façon très sensible. Qu’ils soient cachés derrière la scène, entendus au loin, ou surplombant l’orchestre, les gaulois irréductibles aux allures de casseurs insensibles déploient la majesté musicale.
Chef de ce groupuscule, Oroveso (père de Norma) trouve en Michele Pertusi une interprétation très solennelle. La voix et le timbre haut, l’allure altière du baryton-basse italien lui confèrent une assurance paternelle et fédératrice. Les lettres roulées et l'expression placée dans certains abysses brillent avec le pouvoir du chef de tribu dans une rigueur et un placement de voix bien personnel, bel cantiste et dynamique.
Face à l’autorité de Michele Pertusi, la belle et puissante Norma s’offre une interprétation remarquée grâce à l’anglaise Sally Matthews, qui débute dans le rôle. La clarté de voix de la soprano semble dépasser encore la hauteur des notes de la partition et les horizons bas de ce décor. Céleste, autoritaire, précise, la voix vient rivaliser avec la sombre autorité de son personnage, lui conférant aussi une complexité de jeu, dans un renouvellement perpétuel et un souffle immense. Extrêmement développées dans le tragique, ses arias semblent cependant légèrement peiner dans les expressions de la colère : plus humaine, plus sensible, plus amoureuse que cheffe guerrière, Norma s’offre alors avant tout mère, amie, amante, entière et moderne.
Face à cette modernité d’interprétation, l’interprète du rôle d’Adalgisa trouve en Raffaella Lupinacci une précision constante. La mezzo-soprano qui débute pourtant elle aussi dans le rôle témoigne d’une interprétation résolument psychologique, ultra-sensible, déployée dans un tragique belcantiste qui vient souligner la peine de la Norma. La voix chaude, précise, agile et aérienne de la chanteuse s’accorde à merveille avec la ligne vocale de Norma, s'offrant entièrement au timbre de l'autre pour l'épouser dans les duos. La rondeur et la féminité exacerbée de la voix se complète avec la puissance de Norma. Plus baroque que celle-ci, Adalgisa place sa voix dans un interstice épuré, exact et plus chaud.
Le ténor italien Enea Scala marque son interprétation par une grande finesse au service des développements tragiques. La voix ornementée vient colorer la froideur de l'espace scénique ultra moderne en y ajoutant une profondeur vibrante et un classique bel canto. La voix s’exprime dans le tragique avec la puissance d’une détresse lyrique, au souffle long et précis. L’habitué des planches de La Monnaie, pourtant débutant dans le rôle de Pollione, ne surjoue jamais, et se met pleinement au service du jeu naturel sur le plateau.
Cristina Melis débute aussi dans son rôle de Clotilde, la dame de compagnie de Norma. La mezzo-soprano italienne offre une voix serrée, précise, légèrement pincée, résolument classique. Elle réussit à déployer son expression musicale perçante dans ce rôle secondaire : les phrases précises, menues et bien articulées sont celles de la gouvernante dévouée. Loïc Félix débute aussi dans le rôle de Flavio, avec une voix directe et perçante. Plus moderne et glaciale, la technique vocale du chanteur s’exprime brutale avec cependant de beaux développements dans les aigus, une articulation précise et une musicalité très rythmée.
Sous l'ovation du public présent, La Monnaie confirme ainsi, encore une fois son audace, offrant des productions renouvelées et politiques, empreintes d’une actualité brulante pour des chefs-d'œuvre du répertoire. La femme, toujours à l’honneur, se dessine avec une complexité moderne, tiraillée face à évolution sociétale à deux vitesses, entre voiture de course et carcasse, entre pouvoir d’accélération, de vitesse, de conflit jusqu’au crash.
Entre temps, les dernières représentations de cette production ont été complètement annulées, suite à la fermeture des théâtres en Belgique.