Alexandra Cravero dirige La Dame blanche à l'Opéra de Nice : après le huis clos, l'in vivo
Alexandra Cravero, vous dirigez La Dame blanche de Boieldieu, comment cette œuvre peu connue a-t-elle été choisie ?
Un peu comme dans d'autres domaines, il y a des effets de mode dans les choix des opus à l'Opéra. Ainsi cette Dame blanche qui était un tube à l'époque de sa création, faisant le tour de France et d'Europe, a ensuite été perdue de vue et d'oreille mais elle est revenue à la page notamment avec cette version de Pauline Bureau créée à l'Opéra Comique en février 2020. Le chef d'orchestre n'était pas disponible pour la reprise à Nice alors Bertrand Rossi me l'a très gentiment proposée dès sa première saison comme Directeur de la maison. Mais, Covid oblige, l'assistante de Pauline Bureau, Valérie Nègre en a refait une version semi-scénique sans décors, qui a été captée. Elle a adapté la version comme si c'était une répétition où tout le monde se retrouve sur scène. L'œuvre a aussi été écourtée à deux heures, par des coupes. Mais, comme à l'époque de la création il n'y avait ni le disque ni Ôlyrix pour découvrir et comprendre l'œuvre avant d'aller l'écouter, la partition comporte beaucoup de reprises, multiples, pour être sûr que le public ait le temps de comprendre, apprécier et retenir. Le rythme de notre version est ainsi plus contemporain, faisant défiler les événements.
J'avais déjà travaillé avec Pauline Bureau à l'Opéra Comique, je connais bien (et j'adore) son travail. Valérie Nègre a gardé les intentions scéniques, le grand travail de direction d'acteur allant au bout du jeu de chaque chanteur, le cheminement et la dramaturgie, en retravaillant toute la mise en espace, avec des changements de tenues sur place en direct. C'est très intéressant de voir comment elle a retrouvé l'esprit des vidéos et des effets spéciaux qui n'y sont plus projetés.
Dans cette version semi-scénique, les chanteurs sont donc dans votre dos et l'Orchestre est sur scène (et pas dans la fosse), quels changements sont alors engendrés et comment les gérez-vous ?
Un système vidéo permet qu'on ne se quitte jamais des yeux avec les chanteurs : ils me voient à tout moment et je les vois également. Le défi est de trouver cette connexion entre les musiciens, au-delà des écrans par lesquels nous nous voyons, savoir s'appuyer sur les différentes sensations et notamment celles de l'orchestre qui porte les chanteurs, en étant derrière eux. Les équilibres et la balance ne sont plus les mêmes. La présence de l'orchestre sur scène met encore plus en avant la musique, et l'interaction entre le théâtre et la musique. Il faut aller la chercher au fond de chaque musicien et elle est ainsi encore plus mise en valeur. Nous sommes plus loin de la féerie de l'époque mais d'autant plus proche des interprètes, comme sur scène avec eux.
Cette Dame blanche a été captée à l'Opéra de Nice sur sa scène historique, mais vous la donnerez en public à La Diacosmie, est-ce que cela joue aussi sur la proximité et le son ?
En effet, jouer à La Diacosmie c'est aussi un retour là où nous avons répété pendant un mois, à côté de l'atelier des décors. Je trouve justement cela très intéressant car c'est l'endroit où tous les corps de métier se réunissent, où tout se crée. Et tout peut y être aménagé : le plateau mais aussi les gradins du public (et il y aura un petit soutien de sonorisation pour reconstituer l'acoustique, empêcher des résonances trop prononcées).
Qu'est-ce que cela change de donner cette production en public, alors que vous l'aviez enregistrée sans ?
Cela va nous faire beaucoup de bien. Il n'y a pas mieux que le direct avec du public. Avoir pu jouer sans public était bien sûr une grande frustration mais aussi une grande chance : pendant que tous nos amis et collègues nous parlaient de leurs engagements reportés ou annulés, nous pouvions jouer et aller au bout du projet grâce à Bertrand Rossi et l'Opéra de Nice. Nous nous sommes appuyés sur nos ressentis artistiques mais nous avons revu encore à la hausse la chance de faire ce métier et de le faire avec le public. Mozart lui-même expliquait modifier des passages selon les réactions du public, selon le succès de différentes versions (alors qu'aujourd'hui et notamment depuis Wagner le public hésite même à applaudir entre les morceaux).
Quelles sont les beautés et les difficultés de cette partition ?
Sa beauté et sa facilité est sa difficulté. La chose délicate avec cette œuvre est qu'elle est très simple d'écoute. Tout coule et paraît très facile pour le public, ce qui est toujours très difficile à réaliser pour nous. Il faut de la légèreté et de la finesse tout en trouvant la flamme qui attise l'intérêt de cette musique très logique. Il y a une des pages que je trouve magnifique : notamment un passage à onze voix différentes -solistes et chœurs- en chuchotements dans la vente aux enchères où tous s'inquiètent de savoir qui va acheter le château (comme un arrêt sur image, d'ailleurs très bien représenté dans cette version au plateau).
Pouvez-vous nous présenter les solistes de cette Dame blanche ?
Le rôle principal de ténor est confié à Patrick Kabongo. Je ne le connaissais pas mais en plus d'être adorable, c'est un artiste hors pair. Il est magnifique et c'est merveilleux qu'il puisse chanter à nouveau cette production car il était très déçu d'être un peu enroué le jour de la captation, alors qu'il nous faisait pleurer d'émotion pendant les répétitions (qui commençaient pourtant de plus en plus tôt le matin en suivant l'avancée du couvre-feu, ce qui nous privait aussi des moments de convivialité qui sont très importants après les répétitions, mais nous allons nous rattraper : nous avons un premier repas tous ensemble prévu dès la veille des répétitions). Patrick a même annulé un autre engagement afin de pouvoir être là pour cette seconde fois. J'avais travaillé à plusieurs reprises avec Amélie Robins qui chante Anna, nous avions notamment fait une Bohème où elle était Musetta : elle rayonne et papillonne. Elle a en outre fondé un projet passionnant : CALMS, association dont je fais partie qui organise des concerts de gala caritatifs “Voix solidaires”, faisant du bien à tout le monde.
Je n'avais pas encore eu l'occasion de travailler avec Sophie Marin-Degor (qui sera Jenny) mais je l'ai souvent entendue chanter. C'est un bonheur de la rencontrer avec sa maîtrise de la scène (elle a une grande expérience, et de nombreuses palettes artistiques, avec du music-hall) : c'est une artiste précieuse car elle peut emporter le chef et se faire emporter. Laurent Kubla fait toujours peur avec son personnage de Gaveston alors que c'est un amour [rires]. Il arrive très bien à faire le méchant mais il y travaille beaucoup parce qu'il est tellement gentil. Marie Kalinine nous fait vibrer en Marguerite avec sa voix de mezzo charnue, des pieds à la tête. Elle est typique de ces artistes qui ont une interprétation très travaillée et personnelle de sa partie. Elle peut tout à fait suivre ce que demande le chef, mais elle propose aussi une version tellement fascinante : il faut absolument aller vers elle, s'adapter à sa version et elle déploie alors toutes ses qualités et sa magie. Notre Luca (Lombardo) régional amène en Dickson son accent rêveur. Il nous amène le soleil, nous rappelle toujours que nous sommes à Nice et c'est très précieux. Mickael Guedj (Mac-Irton) lui aussi est très précieux, même s'il a un second rôle, il le fait avec grand professionnalisme et divinement bien.
Deux comédiens, Michaël Sisowath et Flavien Marciasini soutiennent aussi la production, ce qui est toujours agréable car ils relèvent le niveau de jeu avec les chanteurs qui sont déjà bien occupés par leurs voix. Notamment dans cette œuvre, très compliquée techniquement et qui demande aussi une grande légèreté. J'essaye d'être la plus flexible possible pour qu'ils soient à l'aise. Ces comédiens nous font aussi peur avec toutes leurs cascades (notamment Flavien qui est dans le cirque) : ils apportent la touche de magie et l'onirisme des effets spéciaux humains.
Bertrand Rossi nous racontait en interview qu'il vous a connue lorsqu'il était à l'Opéra du Rhin, comment s'est tissée cette rencontre ?
J'ai eu la chance de devenir l'assistante de Patrick Davin (qui nous a récemment quittés brutalement). C'était une grande chance pour moi, il était dans mon jury de Direction en Master au CNSM et il m'a tout de suite embauchée comme assistante à l'Opéra Comique. Je l'ai suivi ainsi plusieurs années notamment à l'Opéra du Rhin, où Bertrand Rossi m'a aussi confié mes propres productions. Nous aimons beaucoup travailler avec Bertrand.
Quant à Patrick, c'était vraiment quelqu'un d'incroyable et d'une gentillesse exquise. Sa disparition a vraiment été un choc. Il était génial. J'aurais bien aimé avoir ou apprendre son humour belge décalé et il m'a aidée à prendre beaucoup de recul et à prendre le temps, ce qui a été très précieux aussi durant cette Dame blanche et cette crise sanitaire.
Cette production de La Dame blanche, à huis clos en janvier dernier et en public en janvier prochain, marque donc vos débuts à l'Opéra de Nice et avec l'Orchestre Philharmonique de Nice. Comment s'est passée la rencontre ?
Je suis ravie de retrouver cet orchestre : il est très à l'écoute et empli d'envie. D'autant qu'il tient un rôle en étant sur scène, les instrumentistes soutiennent et donnent tout. Honnêtement j'avais quelques a priori sur le fait de diriger cet orchestre du Sud (région que je connais car je suis née à Marseille et j'y retourne régulièrement, mais je n'avais pas dirigé dans le Sud de la France) : ces a prioris ont été balayés, j'ai été accueillie à bras ouverts et c'était un régal. Aucun besoin de s'affirmer outre mesure : les préjugés sont toujours mauvais pour la santé (rires). Je compare l'orchestre à une noble monture, s'il refuse, on ne peut rien faire. Mais s'il en a envie, on peut aller très loin, galoper à travers les champs comme nous le faisons ensemble.
En raison des contraintes sanitaires, le Chœur de l’Opéra Nice Côte d’Azur ne pouvait pas être sur scène alors ils étaient en loges sur les côtés, donnant finalement une dimension encore plus interactive et en 3D (rendant d'autant plus dommage l'absence de public pour vivre cela). Cette fois ils seront sur les côtés, afin de ne pas chanter masqués. Ils sont frustrés de ne pas participer à une mise en scène mais, heureusement, le Chœur de Nice ne peut pas s'empêcher de jouer ce qu'il chante : c'est un chœur d'opéra. Ils apportent malgré la distance une grande interaction et des effets de foules.
J'ai eu le plaisir de découvrir tous ces musiciens avec cette maison, avec cette œuvre et j'aurai le plaisir de la retrouver le 24 avril prochain pour un "ClassiQuizz" (et, qui sait, les saisons prochaines). Nous allons encore nous régaler avec cette forme de concert nouvelle et j'ai toujours aimé être ainsi proche du public et en interaction.
Vous êtes en effet très active dans le champ des opéras tout public et participatifs, qu'est-ce qui vous plaît dans ces formes ?
J'adore casser le quatrième mur ainsi, dans l'interaction avec le public. C'est génial d'avoir de grosses productions dans des grandes salles, mais les autres formes ludiques y mènent, rappelant que l'opéra est populaire, accessible. Je vais d'ailleurs diriger une production de L'Élixir d'amour en mars avec le LabOpéra de l'Oise qui va encore plus loin : l'équipe artistique professionnelle s'entoure d'étudiants qui créent et construisent décors et costumes (sous la supervision de l'équipe scénique). Nous aurons aussi des étudiants dans l'orchestre. J'avais participé ainsi à des opéras de poche avec l'Orchestre de Normandie où des lycéens de la région créaient le spectacle. Ces jeunes qui n'étaient jamais allés à l'Opéra se retrouvent sur scène ou dans la salle en admirant le décor qu'ils avaient construit et comme tout adolescent qui se respecte, ça devient le plus beau jour de leur vie.