Roméo et Juliette à l'Opéra Comique : les racines archaïques de l'amour
Les soirées à ce point compliquées sont rares, de l'aveu même du Directeur de l'Opéra Comique, Louis Langrée, qui en venant à la rencontre du public avant le début du spectacle ne peut s'empêcher d'annoncer la nouvelle avec une certaine dérision : non seulement Roméo a été testé positif au Covid-19 la veille de la représentation mais –et il le fallait bien– Juliette l'a été le jour même, privant le spectacle de ses deux vedettes. Heureusement, Pene Pati, fraîchement sorti d'une série de Traviata à Amsterdam, est venu remplacer au pied levé Jean-François Borras tandis que Perrine Madoeuf s'est empressée de voler au secours du Comique pour remplacer la souffrante Julie Fuchs. Comme le dira Louis Langrée : "Ces deux amants-là n'ont pas eu un mois ou six semaines pour se rencontrer et s'aimer, mais un après-midi !" Et c'est sous les applaudissements solidaires que s'ouvre le rideau, sur une fête italienne éclairée aux lampions, entre de grands immeubles blancs d'une Vérone fictive, rappelant à maints égards les films italiens des années 50.
Les membres du Chœur accentus / Opéra de Rouen Normandie, très incarnés dans les deux familles opposées, celles des Capulet et des Montaigu, également fortunées, également querelleuses, font une entrée quelque peu fragile vocalement (en cause, peut-être, les masques qu'ils sont contraints de porter d'un bout à l'autre de la représentation). Certaines voix ressortent trop, empêchant une homogénéité commune dans l'émission qui, fort heureusement, s'installera peu à peu au gré des premières scènes pour finir, après la mort de Tybalt, par trouver une puissance et une netteté appréciées.
Les compagnons de Roméo, qu'il s'agisse du Mercutio de Philippe-Nicolas Martin, du Benvolio de Thomas Ricart ou du Gregorio de Yoann Dubruque, apportent tous des voix solides et expressives à une ambiance gaillarde qui a le mérite de donner d'emblée à Roméo un relief particulier, lui qui s'y mêle sans s'y fondre et, le plus souvent, reste en retrait. Si des sons de Philippe-Nicolas Martin sont un peu poussés aux limites parfois de la souplesse et du détimbrage, l'ensemble est d'autant plus agréable que le texte est très compréhensible. Il en va de même pour les rôles masculins de la famille des Capulets, où le Tybalt de Yu Shao ressort avec une voix claire, bien projetée, et à l'expressivité juste. De même, le Comte Capulet et père de Juliette, interprété par Jérôme Boutillier (qui nous parle en interview de sa saison aux six prises de rôles), possède un instrument puissant aux couleurs métalliques dont il fait un usage soigné. L'acteur est par ailleurs très convaincu dans son amour paternel. La gouvernante de Juliette, Marie Lenormand, déploie des moyens trop modérés en couleur et en projection mais se présente en actrice dont la spontanéité et l'intelligence font souvent mouche.
Adèle Charvet dans le rôle de Stephano fait montre d'un timbre chaud et doux mais sombre et engorgé, ce qui a pour conséquence d'étouffer le centre de la voix qui peine à sortir librement et parvient sans précision. Le registre aigu, quant à lui, s'en trouve rétréci, et certaines notes sont données plus théâtralement. Toutefois, l'actrice est très à l'aise et tire aisément son épingle du jeu, sachant être espiègle durant sa chanson puis féroce lorsqu'elle doit confronter les Capulet.
Arnaud Richard est un Pâris à l'allure du rôle, élégant et distant, dont la voix résonne sans peine dans la salle du Comique. Le Duc de Vérone, incarné par Geoffroy Buffière, semble en peine ce soir de première avec des aigus incertains, une projection presque confidentielle et des gestes maladroits. Le second frère, incarné par Julien Clément, a une ligne hélas saccadée manquant de centre et de souplesse.
Dans les rôles plus définis encore, et en exceptant les deux héros, le Frère Laurent de Patrick Bolleire apparaît imposant, tant par sa taille immense et théâtrale, contrastant avec la fragilité de Juliette par exemple, que par la noirceur inhérente à son timbre qui apporte au personnage quelque chose tirant à la fois vers le réconfort et la fatalité, propice au drame.
Le Roméo de Pene Pati comporte tous les éléments pour séduire : timbre solaire, placement haut et léger, beauté intrinsèque d'un legato soigné et agile, longueur de souffle et aisance sur toute la tessiture. Le ténor samoan impressionne non seulement par ces qualités mais également par son jeu, enfantin et émerveillé, rêveur et passionné, à la fois maladroit et extrêmement sensible, rendant au jeune amant italien une complexité qui, bien souvent, lui est ôtée.
À ses côtés, Perrine Madoeuf est une Juliette dévouée corps et âme à sa passion dévorante, d'une implication scénique qui force l'admiration lorsque l'on sait que la chanteuse n'a eu qu'une journée pour mémoriser l'ensemble de la gestuelle et des déplacements. La voix, émise avec moins de légèreté que celle de son collègue, subit parfois les difficultés de la partition, notamment lors de l'air du poison où la soprano lyonnaise semble se fatiguer. Néanmoins le son est immédiatement séduisant, rond et puissant, et s'il tend parfois à s'élargir et à devenir moins malléable par là-même, il conserve toujours une couleur chaude qui épouse parfaitement le tempérament téméraire et amoureux de la jeune italienne.
À la baguette, Laurent Campellone, dirige un océan sauvage qui tend à rapprocher Gounod de ses inspirations germaniques, à l'opposée des directions plus académiques. Qu'il s'agisse de la fête qui ouvre l'opéra ou des lamentations de Roméo après la mort de Tybalt, qu'il s'agisse encore de la scène du balcon ou de la scène du tombeau, les tempi sont féroces, dans la douceur comme dans la violence, dans la joie comme dans la désolation, tirant l'histoire de façon chaotique vers le destin irrévocable des deux amants. La mort, omniprésente dans les leitmotivs, recouvre ici l'ensemble de l'œuvre, en germe dans les duos d'amour, fanant aussitôt les valses légères, durcissant les relations de pouvoirs, comme une immense danse macabre disséminée dans l'ensemble de l'œuvre et dans les nuances orchestrales. L'Orchestre de l'Opéra de Rouen Normandie, malgré certains rythmes un peu alourdis notamment dans le traitement des percussions, emporte la cohérence recherchée et manifestement l'adhésion du public à la fin de la soirée.
Cohérence qui se retrouve dans la mise en scène très riche d'Éric Ruf. Outre la beauté saisissante du traitement de la lumière par Bertrand Couderc, notamment dans la scène du mariage secret, évoquant les premières lueurs du jour, ce sont les imposants décors du metteur en scène et de Dominique Schmitt qui achèvent d'emporter l'imagination vers une Italie rêvée et crédible, mêlant à l'ambiance villageoise cette autre plus ancienne qui se retrouve dans le tombeau final, plein de squelettes emmaillotés dans des costumes délavés rappelant les premiers rituels chrétiens. Les scènes, soignées, subtilement pensées en tableaux, sont toutes à lectures multiples, jonglant habilement entre l'évocation et l'histoire contée, les costumes festifs résolument modernes et les décors ancrés dans une Italie barbare et méconnue, faisant du drame amoureux qui se déploie une légende aux origines archaïques dont se perçoivent de temps en temps les racines enfouies.
À cette mise en scène s'ajoutent les costumes de Christian Lacroix, très beaux, très efficaces, qui viennent approfondir le sens du drame : la chemise de nuit de Juliette, rappelant le désir du personnage, ou la robe de mariée qui l'entoure et l'étouffe lors du mariage avec Pâris, les costumes des fêtes ou des élégances italiennes, où tout tourne autour d'un univers cinématographique entre la noble beauté viscontienne et la sauvagerie colorée d'un Pasolini. La crisalide, lourde de tradition et d'histoire, vient encercler Juliette dans la dernière scène, alors qu'elle est crue morte et est enveloppée dans les rites ancestraux.
L'ovation que reçoivent les derniers mots de Roméo et Juliette est à la taille de la prouesse des deux chanteurs qui, émus, s'embrassent devant les applaudissements répétés.