La Veuve joyeuse au 21e siècle à l’Opéra de Nice
Tous les espaces de l’Opéra sont ici mobilisés (comme nous l'annoncions dans notre série de présentation des personnages et interprètes de cette production), depuis l’entrée de l’établissement qui devient, en grande pompe, une véritable entrée des artistes en costume d’apparat, en passant par la salle dans laquelle surgissent et circulent les protagonistes, les coulisses qui laissent s’échapper à l’entracte des échos de répétition, les loges d’avant-scène, occupées par les chœurs, faisant parfois office de scène secondaire dûment décorée, ou encore le public, soumis à l’entracte aux éclairages chatoyants et tournoyants ordinairement dévolus à la scène. Tout un espace immersif en résulte, de même que le deuxième acte réunit en un même spectacle, lors de la Chanson de Vilja, public fictif et public réel. Le spectacle s’ouvre même sur une allocution de Melcha Coder (conceptrice et coréalisatrice du Festival d'opérette de la Ville de Nice) dans laquelle l’édile niçois, son « excellence » Christian Estrosi, invite le public à la réception de l’ambassadeur du Ponténégro, principauté en banqueroute, dont le prince n’a désormais ni le choc, ni le chic, ni le chèque. L’ancrage dans le lieu même du spectacle est ainsi bien réel, pour le plus grand plaisir amusé du public.
La modernité que conserve le sujet de cette œuvre (avec ses affres de l’errance sentimentale et musicale) explique qu’elle ait été plusieurs fois adaptée au cinéma, ce dont le metteur en scène Benoît Bénichou tire son miel scénographique, depuis les postures des actrices jusqu’aux vidéos muettes et en noir et blanc du vieux Nice, qui ponctuent le déroulement de l’intrigue. Le drame et la résolution d’un amour si ancien (celui de l’amour passé entre les deux protagonistes) vient se résoudre en deux jours de fête (d’anniversaire du Prince ponténégrin chez le baron Mirko Zeta, et de réception chez Hanna Glawari) entre frivolité et profondeur, sensualité et candeur. La vidéo recourt également à un logiciel de vieillissement qui annonce que le couple Hanna et Danilo vieillira ensemble, après s’être connus depuis si longtemps.
Les costumes (de Bruno Fatalot) diversifiés et acidulés se déclinent en un défilé de mode (notamment sur le bal des sirènes). Quelques éléments de décor (Benoît Bénichou également, avec Mathieu Cabanes), énormes lustres d’apparat et autres boules à facettes, descendant des cintres, habilement relayés par la vidéo et la lumière, saturée ou crépusculaire de Mathieu Cabanes -restituant tout un univers fastueux, glamour et esthétisant. Mais le décor unique, penché, tombe en ruines : traduisant la menace pesant sur cette société. De très nombreux signes et clins d’œil (parfois difficiles à suivre) sont aussi faits à notre modernité, depuis du vocabulaire “branché” jusqu’aux textos projetés sur le rideau de scène, smiley à l’appui.
L’équipe lyrique, majoritairement niçoise sinon méridionale, contribue aussi à ancrer cette production dans le local, tout en s’appuyant sur une solide connaissance de la culture allemande. Camille Schnoor incarne la Veuve joyeuse hollywoodienne-niçoise parée de haute couture. Le rôle-titre marque ses débuts à Nice (dont elle est originaire) avec un timbre aussi incandescent et cuivré que l’est sa longue chevelure rousse de gravure de mode. Sa voix est large, ductile, et homogène, qu’elle soit gorgée de timbre ou incisive. Elle trouve, dès les premières secondes, ses cimes coloratures, et ses appuis sur le mélodrame mais elle sait se faire touchante et authentique dans la mélopée slavisante, en mal du pays natal dont elle attaque les notes pivot légèrement par le bas, afin de leur conférer une nostalgique saveur boisée.
Le Danilo de Frédéric Cornille a le charme d’un rôle qu’il entraîne vers le bad boy hipster, moins élégant que dépravé, moins diplomatique que romantique. Le jeu scénique a le charisme de l'engagement total. Pourtant, la voix peine à suivre la cadence du spectacle. Elle est souvent dominée par le tissu orchestral en tutti, dans le medium de sa tessiture. Il ne trouve une assiette confortable que dans les amplifications de ses aigus et surtout lors du duo final avec sa partenaire, dans lequel il gagne en matière et développe une ligne aux exquis vibratos cerclés d’or et d’argent. Ce duo d’amour, Heure exquise sonne avec délicatesse tandis que le couple s’enlace.
L’épouse du Baron, la pulpeuse Valencienne d’Amélie Robins, en fourreau d’or, exprime tout son jus fruité dans ses apparitions les plus sensuelles. Son vibrato de papillote vient titiller l’oreille de son amant Camille, comme celle du public. La suavité de ses amplifications, dans son médium et le creux ombré de sa gorge, prend parfois le pas sur la clarté de sa diction, qui aborde les voyelles de la langue française avec plus de rondeur gourmande que d’incisive précision. Elle forme un joli couple déluré avec le Camille de Rosillon de Samy Camps. Le ténor n’a pas besoin de se chauffer trop longtemps pour délivrer de convaincantes explorations, bien soutenues, vers les cimes de sa tessiture. Il parvient sans mal à passer la rampe de l’orchestre sonore et fastueux de la partition, qui a tendance à prendre dans ses filets la puissance et le souffle délicats et légers des voix d’opérette.
Le baron Mirko Zeta de Philippe Ermelier a la faconde bonhomme. Il entraîne, d’un gosier habitué à haranguer les foules, tous ses sbires en costume d’apparat militaire, tandis que s’agite en contresens la petite équipe à l’élégance et aux patronymes ridicules des prétendants français. Raoul de Saint-Brioche (Richard Rittelmann) rivalise d’entregent et d’entrechats gestuels et vocaux avec le Vicomte Cascada (Gilles San Juan) et Kromow (Frédéric Scotto). Il s’en dégage une homogénéité barytonnante qui fait le sel des plateaux d’opérette. Tous traversent avec aisance le passage périlleux du chanté au parlé et sont gagnés par l’énergie épidémique et épidermique de la joie.
La direction de Bruno Membrey suscite l’emballement sans être emballée, virevoltante sans être déséquilibrée et s’appuie sur le vaste sourire d’un chef rompu à l’exercice. Il obtient des pâtes fondues de l’ensemble des forces musicales en présence, dans la fosse et sur la scène, avec une baguette agile, et toujours le Champagne de cette musique (dont les bulles inondent aussi la vidéo).
Le Chœur maison (préparé par Giulio Magnanini), en grande forme, et sollicité sous toutes les coutures, chante à pleine voix, tant dans ses tutti que ses soli. Pas moins de dix de ses membres accomplissent, avec l’énergie physique et la nervosité vocale qui convient à cette musique, les nombreux seconds rôles que contient la partition pour lui donner la crédibilité de la vie. Les rôles de Praskowia et Olga, respectivement Corinne Parenti et Ivanka Deneva chez les dames, de Bogdanovitsch et Pritschitsch, respectivement Florent Chamard et Thierry Delaunay, chez les hommes proposent de courtes interventions solides, d’une trame serrée mais étoffée. Les grisettes traquent le malheureux Danilo, en tenue de chevalières Jedi, sabre laser à l’appui, entre scène de ménage et de bondage (explicitement projeté sur les murs fragmentés du décor par la vidéo) mobilisant un art vocal et scénique rompu à tous les dynamismes scénographiques.
Le chœur « Oui, mon Dieu, les femmes quelle affaire » sert de refrain final, bissé puis trissé, sous les applaudissements rythmés du public. Les protagonistes, tous réunis, applaudissent ce grand spectacle dans le spectacle. Le public, réel quant à lui, apprécie cette ambiance de joie libre et véritable.