La Carmen de Sivadier reprise à l’Opéra National du Rhin
Avec cette reprise de la Carmen lilloise de 2010, les admirateurs du travail et de l’esthétique de Jean-François Sivadier ne sont pas en reste. Comme souvent -comme par exemple avec sa Traviata aixoise-, sa mise en scène fait le choix du plus grand dépouillement, avec un décor réduit à quelques éléments : des amoncellements de chaises à cour et à jardin, des pans de façade supposés représenter la manufacture des tabacs au premier acte, les murs de la taverne de Lillas Pastia au deuxième, les parois de l’arène au quatrième. Des rideaux mobiles structurent l’espace de gauche à droite, découpant la scène en espaces publics et intimes. Divers objets descendent des cintres, tels l’habit de toréro d’Escamillo exhibé dès le début du spectacle, ou encore les ballots des contrebandiers de l’acte III. Les lumières, constituées d’ampoules et de spots suspendus aux cintres, contribuent elles aussi à la structuration de l’espace scénique, tout comme elles apportent éclat et couleur au plateau. Ce sont également les couleurs vives et bariolées qui caractérisent les costumes de Virginie Gervaise, faits de bric et de broc mais tout à fait représentatifs de toute cette humanité qui grouille sur le plateau.
Un des points forts de la direction d’acteur de Jean-François Sivadier réside d’ailleurs dans la manière dont il parvient à faire vivre les ensembles, le metteur en scène faisant de chaque choriste et de chaque figurant une individualité. Ces personnages, enfants comme adultes, arpentent le plateau avant le début du spectacle, manière comme une autre de rompre ce fameux quatrième mur et de souligner tout ce que le théâtre, en tant que forme d’expression, a aussi de convenu et d’artificiel. Le second degré est entretenu tout au long du spectacle, notamment lorsque Carmen feint d’avoir mal au poignet au premier acte, quand elle fait mine de jouer du violon devant les déclarations enflammées de José au deuxième ou quand elle prend un accent espagnol pour répondre à celles, terriblement fausses, d’Escamillo. Bien évidemment, c’est toute la complexité de la relation entre José et Carmen qui est mise en avant, Sivadier explicitant les nœuds psychologiques qui unissent ces deux personnages jusqu’à l’insoutenable étranglement final, quasiment montré comme un viol. La tragédie, portée à son paroxysme mais toujours dans la plus grande sobriété, est fort heureusement tempérée par la dimension comique introduite par les scènes des contrebandiers, et dont Sivadier sait faire aussi ses choux gras. Le texte parlé, modernisé sans complexe, contribue fortement à l’humour du spectacle.
Alternant avec Stéphanie d'Oustrac, la cigarière des représentations lilloises de 2010, la jeune mezzo-soprano strasbourgeoise Antoinette Dennefeld propose de son personnage un portrait très recherché. Arborant fièrement sa riche chevelure blonde, elle est une Carmen mystérieuse et énigmatique, à mille lieues des séductrices ou des femmes fatales habituelles. Éprise de liberté, c’est un personnage de notre temps qui clame haut et fort son droit de vivre comme elle l’entend, et qui assume calmement mais fermement ses choix. Sur le plan vocal, la prestation est encore perfectible, notamment en raison d’un vibrato encore légèrement intempestif dans les notes les plus basses de la voix, et qui déstabilise quelque peu l’air des cartes ou la habanéra. En revanche, les aigus forte sont riches, droits et vibrants, le legato planant dans le haut médium est fort esthétique.
Face à elle, Edgaras Montvidas est un Don José passionné et passionnant, totalement investi scéniquement et vocalement dans son rôle. Comme souvent dans les mises en scène accomplies de Carmen, c’est (aussi) lui, José, le véritable héros de l’opéra, personnage tragique qui renonce contre ses principes au confort d’une vie bourgeoise, pour affronter les affres et les tourments de la passion amoureuse. Vocalement, l’instrument en soi plutôt lyrique sait se faire corsé quand il le faut, notamment dans les élans dramatiques des troisième et quatrième acte. Au deuxième, le si bémol pianissimo est émis en voix de tête, ce qui nuit quelque peu à l’homogénéité de la ligne.
Amina Edris, sans doute là aussi dans le souci d’en finir avec les stéréotypes, campe une Micaëla à l’épaisse chevelure noire, au caractère bien affirmé, et qui n’hésite pas à s’armer d’un couteau pour affronter les soldats du premier acte ou les contrebandiers du troisième. Son instrument puissant et vibrant, aux aigus ronds et faciles, correspond pleinement à cette vision du personnage.
L’Escamillo de Régis Mengus, moins matamore qu’à l’accoutumée, fait valoir une voix juste, homogène et bien placée, qui manque peut-être encore un peu de puissance pour être tout à fait convaincant. Parmi les personnages dits secondaires, le très prometteur Moralès d’Anas Séguin se fait remarquer par un baryton au timbre chaud et cuivré qui est également fascinant acteur. Mention spéciale également pour le timbre de Séraphine Cotrez, parfaitement égal sur toute l’étendue de la voix, et qui donne fortement envie de l’entendre dans un rôle plus développé que Mercédès (comme la Mercédès d'Antoinette Dennefeld à Bastille donnait envie de la voir en Carmen). Le soprano de Judith Fa (Frasquita), à ses côtés, paraîtrait presque un rien acide, même si elle délivre généreusement des aigus retentissants. Le public salue également le duo comique constitué de Christophe Gay en Dancaïre et de Raphaël Brémard en Remendado. Tous deux pleinement loufoques scéniquement se révèlent également chanteurs accomplis, le baryton clair et sonore de l’un contrastant avec le ténor de caractère de l’autre. Guilhem Worms, en revanche, semble un peu raidi physiquement, et mécanique sur le plan vocal dans le rôle plutôt ingrat de Zuniga.
Très présent dans cet opéra, dont il est un élément moteur, le Chœur de l´Opéra National du Rhin montre une fois encore à quel point il compte parmi les grandes formations chorales françaises. Engagés pleinement sur le plan scénique, les choristes strasbourgeois trouvent tous leur place dans un spectacle qui leur demande beaucoup. Encore plus sollicités par la mise en scène, les enfants de la Maîtrise de l´Opéra National du Rhin se montrent tout à fait épatants dans leur adhésion au spectacle. À la tête de l’Orchestre Symphonique de Mulhouse la jeune cheffe Marta Gardolińska dirige avec énergie et intensité une partition qui surprend même ceux croyant la connaître par cœur, et qui enchante constamment par ses multiples subtilités orchestrales. Dosant parfaitement ce que cet opéra contient de clinquant et d’intime, de tragique et de comique, la direction d’orchestre propose une lecture pleinement cohérente, en totale adéquation avec les parti pris scéniques assumés par la compagnie. Une soirée chaleureusement applaudie, qui fera les beaux soirs de la scène alsacienne à deux pas du célèbre marché de Noël strasbourgeois.