Le Chant de la Terre, musique obligatoire à l’Opéra de Marseille
Si le chef d’œuvre crépusculaire de Gustav Mahler avait déjà été programmé à Marseille par le Festival Musiques Interdites par le passé (et notamment en 2016 avec déjà la contralto Qiulin Zhang à l’affiche, mais dans l’orchestration chambriste de Schoenberg) en l’église Saint-Nicolas de Myre, il aura fallu néanmoins attendre cette 16e édition pour que le Lied von der Erde franchisse les portes de l’Opéra de Marseille. Pour marquer l’occasion, c’est en présence de Marina Mahler, petite-fille du compositeur autrichien et invitée d’honneur, que cette Neuvième Symphonie avant l’heure fait son entrée au répertoire.
Les Lieder traduits du chinois, consacrés à la beauté de la nature et l’insouciance de la vie champêtre, trouvent un écho particulier en cette époque d’angoisse écologique croissante. Par exemple, cet extrait de la "Chanson à boire de la douleur de la Terre", « Tu ne peux pas t’amuser pendant cent ans dans toutes les ordures pourries de la terre », semble relater ici l’éphémère existence de la société industrielle et son impact sur notre environnement. Pour mieux appuyer la métaphore, les textes de Li Bai sont illustrés au cours du concert par de jolies projections vidéo de Naomie Kremer (peintures de nature, feuilles, clairières : sans lien particulier à cette œuvre).
La cheffe italienne Clelia Cafiero est à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Marseille, où elle accompagne le directeur musical Lawrence Foster depuis deux ans. Sobre, sérieuse, appliquée, elle imprime avec fluidité ses mouvements délicats à l’orchestre et reste à l’écoute de l’équilibre des pupitres. Les cordes s’avèrent unies et soyeuses, les cuivres justes et éclatants. Si parfois quelques faussetés mineures se font entendre du côté du pupitre des bois, le hautbois solo délivre des solos mélancoliques, notamment dans “Le solitaire en automne”.
Le Chant de la Terre se compose de six Lieder, alternant à tour de rôles les airs pour la voix de ténor et la voix d’alto. Le chanteur français Christophe Berry assure la première : si dans le Lied inaugural, plusieurs aigus guerriers s’élancent à l’assaut de la partition si ardue de Mahler, la projection tend vite à manquer d’assurance dans l’aigu et la longueur de souffle est parfois un peu inconstante. La diction allemande s’avère également perfectible. Dommage car la voix fraîche, tendre et éclatante du ténor sait sublimer cette déclaration d’amour à la nature qu’est Le Chant de la Terre. Sur son dernier Lied, “L’air au printemps”, Christophe Berry prend davantage de risques et se montre plus engagé, au grand plaisir du public.
La contralto Qiulin Zhang connaît très bien la partition du Chant de la Terre, l’ayant déjà interprétée maintes fois en France (à Marseille comme déjà évoqué, mais aussi à Lille, Paris…) et parvient à habiter l’œuvre tourmentée de Mahler, notamment dans « L’Adieu » final. Le vibrato, savant et travaillé, épouse à merveille les contours des émotions suggérés par les poèmes de Li Bai. Dans le médium, la chaleur succède à la mélancolie avec naturel. Mais dans l’aigu comme dans le grave (ce qui est moins attendu pour cette tessiture), la projection s’effiloche quelque peu, ce qui peut parfois rompre le charme. L’intimité offerte par L’Adieu final, avec un orchestre plus en retrait, permet à Qiulin Zhang de laisser entendre son timbre profond et d’incarner avec justesse la fragilité : fragilité d’un Mahler ayant perdu sa fille et proche de la mort, fragilité de la nature et des hommes.
Le public applaudit, heureux, le concert et Marina Mahler venue saluer à la toute fin.